Dans ma petite enfance nous avions un chien et un chat. Ils sont morts très tôt. Je me souviens bien de la brave chienne Bella, je crois l'avoir aimée davantage que Guigui, le bel angora tigré plutôt distant qui tout compte fait ne m'a guère laissé de souvenirs, mais c'est son absence à lui qui m'a laissé un vide. J'ai toujours considéré qu'il n'y a pas de vraie maison sans chat, et pendant des années j'ai vainement tanné mes parents pour qu'ils en reprennent un autre.
Je devais avoir dix ans quand nous avons dîné chez Mme Horngacher qui habitait un château, seule en compagnie d'un chat. Un siamois, comme dans Tintin ! J'étais fasciné. Après le dîner je me suis éclipsé à sa recherche. Il m'attendait dans un salon. Il m'observait attentivement, impassible, tandis que j'approchais lentement, et au dernier moment il s'écartait. De pièce en pièce et d'étage en étage, nous avons traversé ainsi toute l'immense maison et jamais je n'ai pu le toucher.
Pendant ces années mon père disait : C'est maintenant qu'il lui faut un chat, quand ce sera un grand dadais de seize ans il aura d'autres choses à quoi penser ! Là encore il se trompait : quand mon rêve s'est enfin réalisé, j'avais seize ans et j'ai été heureux comme un gosse.
Le nouveau chat était un siamois, lui aussi. C'est moi qui lui ai donné son nom : Poumi, comme le chat de Mme Horngacher qui m'avait snobé six ans plus tôt. Cette fois ce serait différent. Celui-là était mon chat, de façon officielle, et j'allais tout faire pour qu'il m'aime.
Il m'a échappé lui aussi. Il s'est pris de passion pour mon père qui le lui rendait bien, ignorait ma mère qui pourtant le nourrissait, et acceptait distraitement mes caresses. Quand je repense à Poupoum, comme l'appelait mon père, je le revois dans ses bras, accroché à son épaule, les pattes arrière calées sur son ventre. Un jour, en été, attaqué par un chien, il escalada furieusement son seul maître qui se trouvait torse nu et le lacéra de ses griffes. Ils ne s'en aimèrent que davantage. Poupoum resta chez mes parents lorsque j'allai vivre ailleurs et mourut à dix-huit ans après avoir été très tôt vieux et morose.
J'avais bientôt quarante ans lorsque nos voisins à Vincennes, qui avaient une chatte siamoise, firent cadeau à mon fils aîné d'une petite boule de poils. Il l'appela Byzance. Et là, étrangement, l'histoire se répéta. Le chat du fils devint celui du père. J'eus ma revanche, sans l'avoir cherchée. Je fus idolâtré par Byzance autant que mon père par son Poupoum. Ce fut immédiat. La petite grimpait sur moi et s'accrochait à mon épaule, elle dormait sur le lit conjugal quand Z. le permettait, et mettait en veilleuse pour moi son sale caractère.
Du caractère, de la vitalité, elle n'en manquait pas. Elle survécut à une chute de notre quatrième étage. Lorsque Z. imposa qu'elle soit stérilisée, contre mon désir qu'elle devienne mère au moins une fois — il est vrai que ses premières chaleurs, déchirantes, nous avaient valu deux nuits blanches —, Byzance refusa de s'endormir et faillit mourir d'une overdose d'anesthésiant.
Notre lune de miel a duré douze ans. Quand je suis revenu vivre chez mes parents, je l'ai emmenée sans que nul ne proteste. Et là, elle a changé. Elle a dormi presque toujours avec mes parents. Elle passait me voir dans mon antre de temps à autre, comme en visite, et mes caresses déclenchaient un ronron poli. Et cela jusqu'à sa fin. Qu'avais-je donc fait pour mériter ça ? Je me le demande encore. Quand je regarde sa photo, celle illustrant ici même le récit de son enterrement, je la trouve si belle que cela fait presque mal. Je ne souffre pas qu'elle soit morte : les chats vivent moins longtemps que nous, on le sait, on l'accepte ; je ne me console toujours pas d'avoir été abandonné.
Les années passent. 2012. Je ne souhaite pas vraiment remplacer Byzance. Carole a pour les chats une affection plus modérée que la mienne, et de mon côté, sans doute suis-je un peu échaudé. Chaque fois qu'on veut nous fourguer un chaton adorable, nous trouvons des arguments raisonnables pour dire non. C'est alors que nos locataires adoptent le tout jeune Miko. Bientôt, tout naturellement, Miko passe de chez les uns à chez les autres, les portes qui nous séparent dans la grande maison se rouvrent comme au temps de Byzance, chaque fois que ses maîtres sont en voyage nous hébergeons l'orphelin, et voilà qu'il s'habitue à dormir sur notre lit à nous. (Sans doute, à notre âge, sommes-nous un peu moins remuants au pieu que Jo et Mariko.) Et je m'aperçois que Miko m'aime. Il lui arrive de sauter sur mes genoux, ce qu'il ne fait qu'avec sa maîtresse. Parfois, le soir au lit, couché à nos pieds, il me regarde soudain fixement, se rapproche, s'allonge sur moi tête contre tête et me fait des bises de chat, genre grands coups de boule, en ronronnant comme une turbine.
Je ne suis pas son grand amour, Mariko est pour lui comme une maman et une épouse à la fois, et alors ? Je ne suis pas jaloux. Je dois être pour Miko un mélange de tonton-gâteau et de fiancée auxiliaire et cela me convient. La première place m'effraie toujours un peu. Dans un quatuor, j'aimerais jouer second violon, ou alto. Les rares fois où j'ai partagé une femme avec un époux légitime, je me suis régalé.
L'idylle ne va pas durer, je le sais. Nos locataires s'en iront un jour et Miko avec eux. Ou il se fera écraser en traversant la rue Bécasse à toute blinde sans regarder, pauvre écervelé. Mais quoi qu'il arrive je serai gagnant. Ce dernier chat m'aura donné quelque chose que je n'attendais plus. J'étais déjà enveloppé d'amour, mais l'amour, on n'en a jamais assez. Miko est en train de me rendre gâteux comme les gens normaux le sont devant les bébés humains — au point que me voilà écrivant sur les chats, quelle vanité, après des hordes de confrères qui ont déjà tout dit.
Il faut dire que Miko est craquant, dans la fleur de son âge, dans sa belle fourrure grise. Et joueur encore. Et gentil avec tout le monde, même avec l'affreuse Lili qui nous rend parfois visite, une vraie teigne qui répond par des feulements et des coups de patte à ses mamours naïvement joyeux.
Je parle à Miko comme s'il pouvait comprendre, lui répète certains mots obstinément dans l'espoir de les lui apprendre. Je le contemple quand il dort sur mon fauteuil bleu, admirant la variété infinie et la drôlerie parfois de ses postures. Je le photographie. Lamentable.
À force de le regarder dormir — c'est un expert, comme tous ses semblables — je commence à mieux comprendre le rôle du chat dans nos vies. Si tout groupe humain, petit ou grand, a besoin d'un veilleur — de quelqu'un qui reste aux aguets tandis que les autres dorment —, l'inverse est vrai aussi. Le chat est ce veilleur à l'envers qui dort tandis que nous vaquons à nos affaires diurnes. Au milieu de notre agitation, il maintient le contact avec le sommeil et ses richesses profondes. Le regarder dormir, ou simplement savoir qu'il pionce dans la pièce à côté, aussi détendu qu'on peut l'être et en même temps concentré à l'extrême, cela nous fait du bien. Le chat qui dort apaise la maisonnée entière, lui insuffle un peu de sa béatitude, et même, peut-être, nous emplit secrètement d'une mystérieuse énergie.
Je ne crois plus en Dieu sous sa forme réglementaire, monothéiste, mais le divin, oui, j'y crois un peu — dieu et divin étant, il va sans dire, de pauvres mots maladroits. Le chien est admirable, mais pas dieu pour deux sous ; le chat, lui, a une étincelle divine dans les yeux. Ils n'étaient pas si cons, les anciens Egyptiens... Un de mes amis a tout compris lui aussi : le chien, selon lui, pense de son maître «Je l'aime, il est mon dieu», et le chat «il m'aime, je suis son dieu». Inférieur à nous sur bien des points, dépendant de nous, le chat en même temps nous dépasse, et je me demande seulement si vraiment il en a conscience. Quand on est un dieu, le sait-on toujours ?
Certains hommes ne peuvent croiser une jolie femme sans que quelque chose en eux s'allume et qu'ils lui courent après. Comme je les comprends ! Il m'arrive la même chose avec les chats. Dès que j'en vois un, il faut que j'aille vers lui. Il faut que quelque chose entre lui et moi se noue, pour quelques secondes. Le plus souvent, le chat m'accepte, comme s'il avait reconnu un membre de la secte — est-ce la douceur de mes gestes, la douceur de ma voix, ou la douceur intérieure que sa vue met en moi et qu'il devinerait grâce à un sens caché, comme on dit que les plantes sentent notre amour pour elles ? Je tiens beaucoup à ce don dérisoire que j'ai, et le jour où la petite chatte farouche du poète H. a sauté sur mes genoux à la surprise de son maître, j'ai été aussi fier que d'avoir été adoubé traducteur de H. Mais chaque fois qu'un chat me dédaigne, j'en suis vexé, frustré, je crains d'avoir perdu mon pouvoir, je redeviens — cela va-t-il durer jusqu'à ma mort ? — le petit garçon qui poursuivait en vain le chat de Mme Horngacher.
Bonheur à Moulinsart. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°141 en juin 2015)