CHAGRIN TOUT BÊTE


C'est drôle, on oublie un tas de choses, presque tout en fait, alors qu'on se rappelle des scènes qu'on n'a pas vécues. L'enterrement du chat dans le jardin en 1953, je ne l'ai pas vu : on m'a toujours caché la mort, l'affaire s'est passée en douce au petit matin. Pourtant je revois la scène comme si j'y étais : mon père, de trois-quarts dos, creusant la terre avec la bêche, cheveux en brosse, lunettes, les dents serrées.

Il a enterré le chat suivant dans le même coin, vers 1980, mais je n'habitais plus la maison et dans ma mémoire cette mort-là est presque effacée.

Aujourd'hui c'est le tour de Byzance.

Nous avons vécu ensemble seize ans, elle et moi. Je me rappelle son arrivée, un jour chagrin de l'automne 86, la boule poilue pas plus grosse qu'un rat qui a escaladé ma jambe pour se mettre à ronronner sur mes genoux. Et quelques nuits un peu longues, des années plus tard, sur la paillasse dans mon bureau à Vincennes, où faisant désormais chambre à part je pouvais enfin la garder pour la nuit, pelotonnée à mes pieds, dormant pour deux.

Elle ne me quittait pas. J'étais le centre du monde. Plus tard, venue à Sèvres avec moi, elle m'a laissé tomber — je n'étais plus la main qui nourrit. J'ai accepté dignement ma disgrâce, d'abord c'était pour la bonne cause, elle s'occupait de mes parents. Et puis, de qui ai-je mérité l'amour ?

Elle était si malade l'autre jour que le vétérinaire a décidé de l'euthanasier. (C'est le mot qu'a employé ma mère ; il y a cinquante ans, elle aurait dit «piquer».) Nous allons chercher Byzance là-bas une fois morte. Je la porte dans sa valise. Il fait déjà nuit mais je veux l'enterrer ce soir, tout de suite. Cette fois, le fossoyeur c'est moi. J'allume les lumières dans les deux maisons pour éclairer le jardin, ma mère tient une lampe de poche tandis que j'entame le trou avec la bêche qui avait servi pour les autres chats — la bêche du père Apoil, mon arrière-grand-père adoptif, sans doute aussi vieille que la maison. Je ne l'avais encore jamais touchée. Elle est lourde, et la terre pleine de racines, mais je progresse peu à peu. On dirait que tu as fait ça toute ta vie, dit ma mère. En fait, les gestes se font tout seuls. Ce ne sont pas les miens, mais ceux de toute une lignée d'hommes.

Le trou est prêt. Je sors Byzance de la valise, nous la déposons sur un drap. C'est la première fois que je vois mort un être familier. Corps encore souple et chaud, fourrure soyeuse. Elle est très belle. Un sommeil juste un peu plus profond. Nous replions le drap sur elle avec soin, l'emmaillotons comme un objet précieux, un bébé. Je la pose au fond du trou, jette une poignée de terre, puis d'autres, comme si je bordais un enfant dans son lit. Enterrer quelqu'un, c'est un acte tendre. Beaucoup plus doux que la mise au monde. C'est bon de l'avoir fait, avec les gestes qu'il faut, selon le rite. Je suis devenu, ce soir, encore un peu plus adulte. Ce qui n'empêche pas, quand c'est fini et qu'il faut rentrer dans la maison en laissant seule dehors ma vieille Byzance, un gros chagrin tout bête.


(Journal infime, 2003)


Toi, mauvais caractère ? Aucun souvenir...
Byzance (1986 - 2003)


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°28 en janvier 2006)