PAGES D'ÉCRITURE

N°28 Janvier 2006



JOURNAL INFIME


C'est drôle, on oublie un tas de choses, presque tout en fait, alors qu'on se rappelle des scènes qu'on n'a pas vécues. L'enterrement du chat dans le jardin en 1953, je ne l'ai pas vu : on m'a toujours caché la mort, l'affaire s'est passée en douce au petit matin. Pourtant je revois la scène comme si j'y étais : mon père, de trois-quarts dos, creusant la terre avec la bêche, cheveux en brosse, lunettes, les dents serrées.

Il a enterré le chat suivant dans le même coin, vers 1980, mais je n'habitais plus la maison et dans ma mémoire cette mort-là est presque effacée.

Aujourd'hui c'est le tour de Byzance.

Nous avons vécu ensemble seize ans, elle et moi. Je me rappelle son arrivée, un jour chagrin de l'automne 86, la boule poilue pas plus grosse qu'un rat qui a escaladé ma jambe pour se mettre à ronronner sur mes genoux. Et quelques nuits un peu longues, des années plus tard, sur la paillasse dans mon bureau à Vincennes, où faisant désormais chambre à part je pouvais enfin la garder pour la nuit, pelotonnée à mes pieds, dormant pour deux.

Elle ne me quittait pas. J'étais le centre du monde. Plus tard, venue à Sèvres avec moi, elle m'a laissé tomber — je n'étais plus la main qui nourrit. J'ai accepté dignement ma disgrâce, d'abord c'était pour la bonne cause, elle s'occupait de mes parents. Et puis, de qui ai-je mérité l'amour ?

Elle était si malade l'autre jour que le vétérinaire a décidé de l'euthanasier. (C'est le mot qu'a employé ma mère ; il y a cinquante ans, elle aurait dit «piquer».) Nous allons chercher Byzance là-bas une fois morte. Je la porte dans sa valise. Il fait déjà nuit mais je veux l'enterrer ce soir, tout de suite. Cette fois, le fossoyeur c'est moi. J'allume les lumières dans les deux maisons pour éclairer le jardin, ma mère tient une lampe de poche tandis que j'entame le trou avec la bêche qui avait servi pour les autres chats — la bêche du père Apoil, mon arrière-grand-père adoptif, sans doute aussi vieille que la maison. Je ne l'avais encore jamais touchée. Elle est lourde, et la terre pleine de racines, mais je progresse peu à peu. On dirait que tu as fait ça toute ta vie, dit ma mère. En fait, les gestes se font tout seuls. Ce ne sont pas les miens, mais ceux de toute une lignée d'hommes.

Le trou est prêt. Je sors Byzance de la valise, nous la déposons sur un drap. C'est la première fois que je vois mort un être familier. Corps encore souple et chaud, fourrure soyeuse. Elle est très belle. Un sommeil juste un peu plus profond. Nous replions le drap sur elle avec soin, l'emmaillotons comme un objet précieux, un bébé. Je la pose au fond du trou, jette une poignée de terre, puis d'autres, comme si je bordais un enfant dans son lit. Enterrer quelqu'un, c'est un acte tendre. Beaucoup plus doux que la mise au monde. C'est bon de l'avoir fait, avec les gestes qu'il faut, selon le rite. Je suis devenu, ce soir, encore un peu plus adulte. Ce qui n'empêche pas, quand c'est fini et qu'il faut rentrer dans la maison en laissant seule dehors ma vieille Byzance, un gros chagrin tout bête.


(Journal infime, 2003)


Toi, mauvais caractère ? Aucun souvenir...
Byzance (1986-2003)








CARNET DU TRADUCTEUR


Il y a quelques années, au lycée de Chèvres, je suis sauvagement agressé. Par des élèves ? Mais non ! Ils sont charmants. Par un Inspecteur de l'Éducation nationale, qui démolit mon travail avec une mystérieuse délectation.

Longtemps après, j'apprends par hasard que mon tortionnaire a publié depuis un recueil de « poésies anglaises », un recueil de «cent poésies en langue anglaise» mises en français par ses soins pour les éditions du Simoun. Si j'en crois la confiance en soi du personnage, son travail doit être un chef-d'œuvre.

La préface, que signe un universitaire estimé, nous annonce que le traducteur (peu importe son nom, d'ailleurs inconnu de tous) s'adresse à un lecteur ciblé, connaissant suffisamment l'anglais pour comprendre l'essentiel du texte (d'où le choix d'une édition bilingue), mais incapable d'en saisir toutes les nuances. La version française, poursuit le préfacier, «n'a pas cherché à reproduire les rythmes et les sons qu'il vaut mieux aller chercher dans l'original, ni à refaire de la poésie en français», ce qui ne pourrait intéresser que «le dilettante ou le spécialiste blasé». Sic.

Après tout, pourquoi pas ? Je ne pratiquerai jamais ce genre de cuisine, cela me rappelle trop les années de fac, les tristes pensums des collections latines Guillaume-Budé ou anglaises Aubier, mais sur le papier l'idée n'est pas absurde. Voyons.

Je prends le dernier poème, «When you are old» de Yeats, qui devrait servir de bouquet final.

«When you are old and grey and full of sleep...» «Quand vous serez vieille...» On peut discuter le vouvoiement, qui annonce tout ce que la suite aura de guindé, mais le plus gênant vient juste après : «vieille et grise», disait le poète, et cela ne s'applique pas seulement aux cheveux : la vieille femme est grise dans tout son être ; alors que notre homme la voit «grisonnante», de façon platement réaliste et réductrice, au bord du faux-sens, comme disent les profs.

Si ce «grisonnante» fait chuter la tension du vers, c'est aussi qu'il est trop long : trois syllabes au lieu d'une. La densité poétique d'une phrase dépend également de sa concision. Le traducteur d'anglais, de ce point de vue, mène un combat perdu d'avance ; ce n'est pas une raison pour baisser les bras dès la première ligne — au contraire. Surtout dans ce premier vers, qui tire sa force d'une simplicité absolue : rien que des mots élémentaires, monosyllabiques. «Grisonnante», mot trop précis, trop long, trop recherché, casse triplement l'ambiance.

Cette tendance à l'enjolivement du vocabulaire, défaut commun aux débutants, se retrouve dès le vers suivant :

«And nodding by the fire...» «Branlant du chef» ! (Non, je n'invente pas !) Une expression pompeuse et grotesque, au lieu, par exemple, d'un «dodelinant» plus discret et en même temps plus expressif grâce au doux ressassement des [d].


«And slowly read, and dream of the soft look

Your eyes had once, and of their shadows deep...»


M. Simoun :


«Et lisez lentement, en rêvant à la douceur

De vos yeux d'autrefois et à leurs ombres profondes...»


Rythme flasque (6+7 deux fois), alors qu'il était si facile de donner ici deux alexandrins. Il suffisait d'enlever le «en» et de remplacer «et à» par «de» :


«Et lisez lentement, rêvant à la douceur

De vos yeux d'autrefois, de leurs ombres profondes...»


Ce qui serait plus court, plus rond, plus dense, et se rapprocherait ainsi du poème anglais, de son balancement berceur. Ajouter un peu de musique sans que cela nuise à la clarté du message, est-ce contradictoire avec le projet annoncé ?

Au naïf objectant que l'absence de «en» est incorrecte et que le «de» modifie la construction, on dira d'aller voir tout ce que se permettent nos meilleurs poètes, y compris les classiques, en matière de syntaxe ; on lui demandera si le fait qu'on rêve à la douceur des ombres et non aux ombres elles-mêmes change quoi que ce soit. Quand on traduit, il ne faut pas rester toujours le nez collé au texte... Ce qui compte, c'est l'impression globale.

Soyons juste : dans ce travail appliqué, genre version d'agreg, à peu près exempt d'erreurs factuelles mais d'une lugubre platitude, la poésie n'est pas totalement oubliée. Sentant qu'il l'a beaucoup délaissée en route, l'apprenti intervient en force dans le dernier vers, «And hid his face amid a crowd of stars», remplaçant la «foule d'étoiles» de l'original par une «myriade d'étoiles». Hélas ! Ce n'est pas là de la poésie, mais du «poétique» entre guillemets, bref, du toc, et sur le plan sonore le bégaiement des [d] achève de bousiller l'atmosphère.

Il y a plus grave : la méthode adoptée ne nous prive pas seulement de sentir la poésie, elle nous empêche aussi de la repérer, faute de mieux, intellectuellement. Dans «Do not go gentle...» Dylan Thomas écrit : «Because their words had forked no lightning...» Mot à mot : «Car leurs mots n'avaient attrapé avec une fourche aucun éclair...» Version Simoun : «Comme leurs paroles n'avaient apporté aucune révélation fulgurante...» L'image saisissante de la fourche a disparu sans explications. L'un des sommets du poème est escamoté.

(Je ne sais comment je m'en serais tiré. Je penchais timidement pour «n'avaient pas harponné la foudre», sans enthousiasme, quand j'ai découvert dans la nouvelle anthologie de poésie anglaise en Pléiade — un must, nous en reparlerons ! — le travail de A. Haberer : «Parce que leurs mots n'ont fourché nul éclair». Le confrère a osé ce néologisme, et sa hardiesse me séduit.)

Dans le même poème, on voit comment la timidité de l'aspirant traducteur face aux images finit par l'acculer au contresens !

D. Thomas : «Good men (...) crying how bright / Their frail deeds might have danced...» Ce sont les actions fragiles des hommes de bien qui dansent. Mais des actions, se dit Machin, ça ne danse pas, c'est absurde ! Pauvre Dylan ! Encore complètement bourré ! Et Machin de corriger sobrement : «Les gens de bien (...) criant combien / Leurs menues actions auraient pu être éclatantes s'ils avaient dansé...» Et nos hommes de bien s'élancent malgré eux dans une gigue improvisée...

L'ennui de ce type de traduction, c'est qu'il fonctionne d'autant moins que la charge poétique du poème est plus forte ; qu'en prétendant traduire la poésie son projet revient à évacuer celle-ci ; que ce qui voudrait passer pour un filtre transparent entre le poème et nous se révèle être un écran, un verre déformant, un boulet au pied du poème qu'il suit boiteusement.

Je me demande si ce qui aiderait le mieux le lecteur angliciste de niveau moyen, ici visé, ce ne serait pas le texte original flanqué sur la page de droite (comme dans certaines éditions de textes en prose au Livre de poche), non par une version française mais par de simples notes éclairant les points difficiles, avec, why not ? des essais de traduction de tel ou tel vers — et pourquoi pas plusieurs versions d'un même passage ? Une sorte de journal d'explorateur, de carnet de croquis... Il faudra que j'essaie un jour.

Mais pourquoi s'acharner sur l'infortuné travailleur, dont la copie n'a été lue de personne ? (Les éditions du Simoun, on le sait, sont le sixième cercle de l'enfer, juste avant le compte d'auteur.) Si je m'attarde, ce n'est pas seulement pour me vautrer un instant dans les mesquins délices de la vengeance. L'entreprise a une valeur pédagogique : une traduction si violemment ratée, c'est du gâteau pour qui apprend à traduire, comme une belle tumeur pour l'étudiant en médecine.

J'ai lu un worst of de l'anthologie simounienne à mes traducteurs en herbe de Charles V ; ils se sont esclaffés bruyamment. Cela ferait, disent-ils, un beau cadeau kitsch pour Noël. C'est vrai, mieux vaut en rire et tâcher d'oublier la violence qui frappe ici la poésie, dont on se sent soi-même blessé. Comment comprendre ces bouchers qui désossent froidement le poème pour nous en livrer le squelette avec de rares bouts de bidoche dessus ? Comment a-t-il pu faire, le bourreau de Yeats, Dylan Thomas et tant d'autres, pour besogner ainsi sur le corps de la poésie sans être enivré par ses couleurs, ses odeurs, son souffle, pour ne pas se mettre à écrire malgré lui, emporté par l'instinct amoureux, une ébauche de poème français ? Non, le vrai traducteur de poésie n'est pas ce «spécialiste blasé» qu'évoque la calamiteuse préface, mais tout le contraire : un être de passion. Et le pire défaut dans la bouillie informe du tâcheron traduisant, sa surdité mise à part, c'est une totale frigidité.









LE POÈTE DE L'ANNÉE

Kiki Dimoula



LES AVANTAGES DE L'HABITUDE


Tu m'as revêtue — je t'ai revêtu,

choix, vieille chemise.

À l'endroit d'abord.

Puis tu m'as retournée,

voyant l'usure des cols et des poignets,

des boutonnières à la bouche tordue

comme des silences béants —

ce qui arrive quand on boutonne et déboutonne

la précaution, la circonspection

la préservation qu'on boutonne et déboutonne

les températures instables des jours

sous le dur climat de la temporalité.

Même les poches sont déchirées,

c'est là que fourraient leurs lames de rasoir

les pensées des mains.

Puis tu m'as retournée encore — et je t'ai remis

à l'endroit

comme si l'usure d'avant

s'était depuis reposée,

guérie,

puisque d'ailleurs l'ancien

n'a plus d'endroit ni d'envers.

Quant à savoir où tu vas frapper,

où tu seras frappé, aucun problème.

Pour cela non plus désormais

plus d'envers ni d'endroit.

Les choses ont vieilli là aussi

on a tant de fois retourné

les balles du revolver.









SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)



1


Rien ne mérite d'être écrit que ce qu'on n'oserait dire à personne, face à face, et qui brave l'honnêteté et toutes les convenances, bien entendu, mais aussi le ridicule. C'est à ce seuil que la plupart s'arrêtent et se perdent.



2


Nous sommes empêchés de penser par peur de ce que les gens pensent.



3


L'amour qu'on nous porte, il faut être bien fort déjà pour en être agrandi, et non pas au contraire gâté, rabaissé...



4


Vidé de l'abcès d'être quelqu'un, je boirai à nouveau l'espace nourricier.



5


Le courage, qui n'est sûrement ni la plus haute ni la plus rare des vertus humaines, mais sans quoi toutes les autres s'en vont en bouillie ou tombent en poussière.









BRÈVES


Noël à New-York.

Dans les rues de Manhattan, des hommes et femmes de tous âges vaquent à leurs occupations coiffés d'un bonnet de Santa Claus rouge à pompon blanc.


*


Russia ! L'expo du musée Guggenheim s'appelle ainsi, point d'exclamation compris — il n'est pas de trop. Des anciennes icônes jusqu'aux provocations (plutôt sages) des contemporains, plusieurs siècles défilent, non sans surprises. La première, pour moi du moins, c'est de découvrir à quel point le réalisme socialiste avait ses racines dans le passé national : il y a eu là-bas, au XIXe siècle, quelques lascars auprès desquels nos Pompiers font figure de premières communiantes. La seconde, c'est que certaines de ces toiles, tsaristes ou soviétiques, sont d'un kitsch tellement furieux, d'une naïveté si désarmante, mais aussi d'une maîtrise technique si indéniable que nos ricanements goguenards s'étranglent en silences fascinés. Nos repères et nos critères vacillent. Au fond, qu'est-ce qu'une croûte, et qu'est-ce qu'un chef-d'œuvre ?


Lénine à New-York
Lénine à New-York.

*


Rage de dents à Manhattan. Le dentiste, grand gaillard sympa, Hi Michel, équipement luxueux, radio de mon maxillaire, photos, explications savantes, coup de badigeon sur ma quenotte, total : 195 dollars (150 €). En prime, commentaires cinglants sur la dentisterie française.

Le lendemain j'ai encore plus mal.

De retour au pays, carte postale à l'homme de l'art :

29.12. Mark, it hurts even more !

30.12. I'm fine again ! One of our lousy French dentists fixed my fucking tooth for $40.

Love, Michel


*


On me dit que les médecins de New-York ne viennent plus vous voir à domicile depuis longtemps.

Pas si nulle que ça, notre petite vie en Europe...


*


Qui n'a jamais rencontré l'Imprécateur ? C'est lui qui accapare la parole dans les dîners en ville, nous annonçant avec délectation, dans un flot d'anecdotes horrifiantes, que tout va on ne peut plus mal et que ça va encore empirer, car ils sont tous pourris, monsieur.

Si cet empoisonneur public écrivait des romans, cela donnerait Festins secrets de Pierre Jourde. Une très prévisible histoire de notables pervers et tarés dans une sous-préfecture glauquissime du Far East hexagonal, assaisonnée de passages érotico-sado-maso d'une naïveté boutonneuse et de scènes fantastiques en toc. Le narrateur (double de l'auteur et unique personnage sympa) est un jeune prof nommé au collège du coin, ce qui nous vaut la plus effroyable description d'élèves que j'aie jamais lue — il y a pourtant forte concurrence... On se croirait dans la presse frontiste. Le mépris de Jourde pour l'espèce humaine et la jeunesse en première ligne est suffocant. Comment se prétendre romancier quand on n'a pas un poil de sympathie pour ses semblables, à part soi-même ?

Le pire, c'est que ce type n'est pas dénué de talent, à preuve quelques jolis paragraphes isolés. Sa description des IUFM (instituts de formation des enseignants) ne manque pas de sel... Mais comme dans les crapoteux recueils d'essais du même auteur, les îlots de bonheur sont minuscules au milieu d'immenses marécages malodorants.

Le problème avec ce monsieur, c'est qu'il se veut plus malin que les autres ; qu'il est prêt à tout pour se démarquer de ses confrères, de la pensée unique, des prudences et des compromis ; il écrit tout haut ce que d'autres n'osent même pas penser ; et c'est ainsi que pour ne pas bêler avec les intellos, Jourde en vient à hurler avec les beaufs.

J'apprends que ce ragoût faisandé vient de recevoir un prix décerné par des lycéens ! Un tel masochisme chez des jeunes, non, pitié, dites-moi que c'est une blague...


*


Vite, changeons d'air.

Cristina Campo a passé sa courte vie (1923-1977) à écrire et réécrire une poignée de textes qui tiennent dans un seul volume : Les impardonnables, traduit de l'italien par Francine de Martinoir, Jean-Baptiste Para et Gérard Macé (l'Arpenteur). Voici, nous dit-on, un de ces livres qu'il suffit d'ouvrir «pour que [notre] vie s'éclaire d'une aurore durable». L'ouvrage, en effet, est d'une rare élévation, d'une extrême densité de pensée. Dédaignant l'accessoire, l'éphémère, l'auteure se voue à l'essentiel : les vieux contes populaires, les psaumes bibliques, les poèmes de Donne et quelques autres, qu'elle commente en d'admirables méditations où s'entrelacent des métaphores somptueuses. Elle y trouve le Sacré, le Sens, la seule Poésie qui vaille — tout ce qui est absent, selon elle, de notre désert moderne.

Oserai-je avouer qu'ici je respire à peine mieux ? Je me sens devant ces pages sublimes comme le cochon devant des fraises. Balourd, coupablement frivole. Ce qui m'étouffe, c'est surtout ce mépris total dont Mme Campo abreuve le présent — et moi du même coup, indirectement. Tout serait donc à jeter dans ce qui nous entoure ? Encore une qui ne voit que le mal autour d'elle. Comme elle me déçoit, cette presbytie fort commune, chez quelqu'un qui se juge à ce point hors du commun !

Comme si l'on ne pouvait pas se nourrir du passé sans vomir le présent !

Dans cette haine du proche, pour ne pas dire du prochain, Jourde et Campo se retrouvent, qui l'eût cru, bizarrement voisins...


*


Emmanuel Bove a un fan club impressionnant : des gens très bien, nombreux et divers, admirateurs souvent béats. Mon standing intellectuel exigerait que j'en fusse. Hélas... Nouvel essai avec deux textes brefs, Le crime d'une nuit et Le retour de l'enfant, dans une collection scolaire mais sympa, Étonnants classiques chez Flammarion. Résultat : néant. Mon seul souvenir : une grisaille uniforme.

Et si l'auteur l'avait voulu ? Le génie bovien ne serait-il pas justement dans l'art de raser les murs, de se rendre invisible ?


*


Une qui ne fait pas dans le grisâtre : Julie de Lespinasse, dont le petit Mercure a réédité des lettres sous le titre Mon ami je vous aime.

Si quelqu'un sut ce qu'aimer veut dire, ce fut l'ardente Julie, dont la vie brève, sur sa fin, fut consumée par l'amour, le bacille de Koch et l'écriture de lettres à un bien-aimé trop tiède.

J'attendais beaucoup de ce petit livre ; il semble un peu long par moments — les paroxysmes sont monotones —, mais il arrive aussi que l'élan de la passion balaie tout.

«Mon ami, je le sens, ma vie tient à ma folie : si je devenais calme, si j'étais rendue à la raison, je ne pourrais pas vivre vingt-quatre heures.»

On comprend que ce bon M. de Guibert en ait été effarouché...


*


Ah ! l'amour. Nul n'est à l'abri. Même pas Norbert Casnoy.

Les volkonautes attentifs le connaissent, Casnoy, par son portrait dans MES ÉCOLES (Lycée 58-65 —> Terreurs). Casnoy, oui, ce nain hargneux que j'eus pour prof pendant une heure seulement, mais inoubliable, en septembre 1962.

L'un de ses deux romans est entre mes mains, enfin, grâce aux limiers de chapitre.com. Papier jauni, pages non coupées, une relique. Je ne serais pas plus ému si je tenais une amphore antique tirée des fonds marins.

Nil, doux Nil parut à la Table Ronde en 1956. L'auteur avait alors cinquante-six ans, presque mon âge actuel. Un jeune universitaire est en Egypte pour des recherches érudites ; deux femmes lui tournent autour, qu'il va rater piteusement, effarouché qu'il est par la chair. Tout cela sur fond d'Egypte éternelle, colorée à souhait, capiteuse — notez, diraient Lagarde et Michard, la subtile ironie du contraste.

En 1956, Sarraute, Robbe-Grillet et consorts sont en train de faire sauter la baraque ; notre Casnoy, lui, n'a rien capté. Il nous écrit depuis de très lointaines époques, dans un style désuet pour son temps, fleuri, gourmé, chantourné, semé de poussives joliesses, en longues phrases un peu molles rebondissant sur des tapis de virgules. Il s'écoute écrire ; c'est pour lui, sans aucun doute, l'acte solennel entre tous. «La science, de ses flèches d'airain, était venue tuer toutes ces tournoyantes légendes...» La courgette, «légume aqueusement chargé d'insipidité...» Le pire, c'est les tirades sans fin que le héros, terrifiant phraseur, inflige à celle qu'il voudrait séduire.

Cause toujours... Et pourtant, ô surprise ! je parviens au bout, tantôt ricanant, tantôt vaguement charmé, souvent les deux à la fois. «...puis la voix d'Ahmed reprenait son murmure égal, une espèce de caresse du silence, comme une flatterie insinuante et douce au sommeil qui si pleinement roulait en ses ondes les âmes et les cœurs.» Devant de telles jolies phrases, trop jolies, trop riches sans doute, enjôleuses pourtant, me voilà pris d'une tendresse imprévue pour Casnoy, petit cuistre disgracié, émouvant soudain comme sont les solitaires, les survivants de temps révolus, avec sa pruderie touchante, ses grâces vieillottes, et pour son vieil enfant, fragile momie de mots dont mon coupe-papier défait lentement les bandelettes.


...momie littéraire
Casnoy Norbert...

*


Autre volume demi-séculaire, jauni et non coupé, exhumé cette fois du bac d'un bouquiniste : Le commerce des classiques, de Claude Roy (Gallimard).

J'ai connu Claude Roy voilà quarante ans par son Stendhal, caracolant, fougueux, inoubliable dans la collection Écrivains de toujours du Seuil. Plus tard j'ai apprécié son journal de cancéreux, Permis de séjour 1977-1982, où se révèle un homme attachant. Son Commerce des classiques rassemble des portraits d'auteurs très divers, de Hérodote à Colette, presque tous présentés de façon si fine et entraînante qu'on a envie de se replonger dans leurs livres.

Admirable éloge de Benjamin Constant.

Balzac et Montesquieu, saisis avec un savoureux mélange d'admiration et de réticence.

Formules habiles, voire fulgurantes :

«Écrire, c'est poser une question. Le romancier, le poète, le critique, etc., leur métier est d'avoir question à tout.»

«Ce qui manque à Sainte-Beuve, c'est de s'être quelquefois laissé déranger dans son travail. Il n'y a rien qui arrange mieux le travail que ce qui le dérange : les fâcheux, les amis, les ennemis, les promenades, les dettes, les amours. Les grands livres se font à travers tout ce vent qui rebrousse les pages des livres, les bourrasques qui font perdre le fil des idées et retrouver celui du cœur...»

«Il est un certain degré de la lucidité où la tristesse et la joie se rejoignent et s'équivalent, où le mot bonheur et le mot chagrin n'ont presque plus de sens...»

On ronronne de plaisir...

Et patatras. Un Flaubert de caricature, traîné dans la boue avec, soudain, une mauvaise foi, une lourdeur sidérantes. Si ce n'était pas Claude Roy, on le traiterait de connard.


*


Alors, d'où viendra le bonheur sans mélange ce mois-ci ?

D'une vieille connaissance, multi-récidiviste...

Jean Echenoz imprime tellement sa marque à chacun de ses livres qu'on ne voit plus assez leur diversité. Avec son Ravel il s'impose un nouveau défi, le héros de ce proclamé roman étant un personnage réel : le célèbre compositeur en personne, dans les dix dernières années de sa vie.

Inquiétude légère face au projet, dissipée bien vite. Le récit paraît tout proche de la vérité historique, mais peu à peu on assiste au miracle : sans cesser d'être lui-même, Ravel devient un personnage échenozien entre tous — frère possible, par exemple, du musicien de Au piano, comme lui solitaire, voyageur, absent au monde qu'il arpente, quelque part entre vie et mort.

Est-il comique ou sinistre, cet incroyable Ravel, plein de manies, proie de l'ennui et de l'insomnie, et dont on ne sait même pas s'il a jamais aimé ? Faut-il vraiment rire ou pleurer de toutes ces scènes mi-cocasses, mi-glaçantes ?

Comme dans les précédents romans, on flotte sans cesse entre sourire et malaise, ou plutôt c'est le réel tout entier qui vacille, qui à la fois nous agresse et nous fuit, authentique et improbable, précis et flou. Et le lecteur, englué, pris dans le crescendo insensible qui mène à la terrible fin, se dit une fois de plus qu'Echenoz n'a jamais été aussi sobrement efficace, aussi maître de son art.

Où va-t-il nous emmener la prochaine fois ?


*


Je lisais naguère La semaine de Suzette dans le métro. Je n'ose plus.

Pendant des siècles on aurait pu croire que la pédophilie n'existait pas. Et là, d'un coup, on ne peut plus sourire à une fillette dans la rue sans que la maman appelle les flics. Sans doute cet excès-là est-il préférable à l'ancien, mais on a tout de même, parfois, vaguement froid dans le dos. Témoin une récente affaire française où la justice, la presse et le chœur des braves gens (manipulé ou manipulateur ?) n'ont pas vraiment montré leur beau profil...

Quelle mouche malade les a donc piqués ?

Les explications pullulent, voir les journaux. Pour ma part, je suis fasciné par l'homonymie : affaire Dutroux... affaire d'Outreau... Comme si le premier drame appelait l'autre en écho... On accuse d'incompétence ou d'ambition malsaine le juge débutant qui a fabriqué cette affaire, et c'est sans doute le cas. Mais — l'un n'empêche pas l'autre — n'a-t-il pas aussi agi en poète, en obéissant à l'appel des sons ?

Terrible pouvoir des mots. Quand on s'appelle, par exemple, Dutroux, comment échapper à son destin ?


Ts, ts, mon révérend...
Photo : Lewis Carroll.

*


Ceux qui manquent de poésie, ce sont les têtes pensantes de la RATP. Jusqu'à aujourd'hui le réseau nocturne de surface était appelé Noctambus : le bus des noctambules portait un nom explicite, rond, sonore, marrant.

C'était trop beau : ils l'ont viré au profit de Noctilien, amalgame artificiel de nocturne et de francilien, peu lisible, sec et froid. Ils l'ont payé combien, le nul qui a pondu cette horreur ?


*


Et puisqu'on parle de bus, dont certains viennent de cramer en banlieue...

Oui, les pires incendiaires sont les hommes au pouvoir, dont l'indifférence, la maladresse et le mépris ont allumé la mèche. Oui, le chômage... le racisme ambiant... le désespoir... d'accord les gars. Mais désolé, des types qui brûlent des écoles, des théâtres, des bus ou les bagnoles d'autres prolos, qui caillassent les pompiers, sciant les branches qui les soutiennent, votant sans le savoir pour ceux qu'ils croient frapper, moi ça me coupe la parole.

La formule qui résume tout, que je n'ai pas su trouver, que de toute façon, belle âme de gauche bien pensante, je n'aurais pas osé écrire, la voici dans la bouche d'un mec pas con du tout, nommé Jamel Debbouze : «On les traite comme des merdes. Il faut pas vous étonner qu'ils se comportent comme des merdes.»


*


En février, retour sur l'un des plus grands films de Resnais et de l'histoire du cinéma (devinez) ; sur les profs les plus sympa du lycée Claude-Bernard dans les années 60 ; sur une expérience d'atelier de traduction à Charles V il y a douze ans, avec hommage au regretté Michel Gresset ; plus une page d'insomnie ; des divagations sur le bon usage des livres ; un petit coup de pub pour un chouette polar, chez Liana Levi, traduit par ma pomme ; un éloge des femmes, à traduire en anglais — c'est vrai quoi, au boulot, bande de feignasses, on n'est pas sur ce site pour se tourner les pouces !









LE COIN DU CYCLISTE


VERSEAU du 21 janvier au 18 février

Cyclovolkonautes, n'emportez pas une chambre à air de rechange, mais deux, plus une boîte de rustines ! On crève bien moins que jadis, mais cela se produit souvent à répétition. On a beau passer la main à l'intérieur du pneu pour localiser l'épine ou le silex coupables, ils se cachent, les petits vicieux. On repart et au bout d'une minute — ou trois, ou vingt —, pfuit, pied à terre.

(Vous avez remarqué ? On crève toujours à l'arrière, où la roue est plus chiante à démonter.)

Au retour, disons adieu à Charly Gaul (Tour de France 58, Tours d'Italie 56 et 59) qui vient de quitter le peloton des vivants. Deux livres sur lui à lire au coin du feu : L'ange de la montagne de Jean-Paul Ollivier (Glénat), dont le style, hélas, est plat comme la Hollande ; et surtout L'ange qui aimait la pluie (Albin Michel), où les envolées du génial grimpeur trouvent un digne écho dans la prose lyrique, échevelée de Christian Laborde.


Vélo Sirius
Vélo Sirius.

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