MOTS-MADELEINES


Athènes, vers 1990, chez une écrivaine. Son fils m'accueille au salon. Sa mère, me dit-il, είναι μέσα (ìne mèssa), elle est à l'intérieur. Autrement dit, dans une autre pièce, moins ouverte aux visites, sa chambre sans doute. Expression courante, mais que j'entends pour la première fois. Cette idée d'un intérieur de l'intérieur m'enchante. Les chambres, dans ce pays, seraient donc plus intimes qu'ailleurs ? J'imagine l'écrivaine dans son refuge, concentrée sur son travail, et moi qui reste au-dehors, exclu du saint-des saints, du cœur des choses. Ah, la poésie de la langue des Grecs ! Je m'extasie devant elle, comme un amoureux savourant les bons mots de la bien-aimée.

Chaque fois que je pense à ce garçon, je l'entends dire ces deux petits mots, je le vois comme si j'y étais. Et ce n'est pas là un cas isolé : j'ai noté, ces derniers temps, une liste d'une vingtaine de mots ou expressions grecs, petites madeleines linguistiques faisant revivre un infime fragment de passé, à travers un personnage, un visage, une voix.

Presque toutes ces pépites me viennent du début des années 80, quand je découvrais la langue et que ses mots ternis par des siècles d'usage brillaient pour moi comme des sous neufs. Κοίταξε να δεις (kìtaxe na dis), disait Mme Asteriàdou qui nous enseignait le grec, mot-à-mot regarde pour voir, l'équivalent de notre Écoute, formulation que je crus alors inventée par elle, banalissime là-bas, mais étrange et solennelle pour nous qui l'écoutions comme des enfants la maîtresse d'école. Tout le reste, tout ce qui fut dit pendant ce cours, a sombré dans l'oubli. Vers la même époque, c'est à un hôtelier crétois qui m'invitait à me lever tôt le lendemain, πρωί-πρωί (proïi-proïi), matin-matin, que je dois ce matin redoublé, dont le côté primitif, simplet, guilleret, me charme aujourd'hui encore et qui fait ressurgir, toutes les fois que je l'entends, ce matin si lointain déjà.

Certains de ces mots magiques furent prononcés par des étrangers, rien d'étonnant : j'en ai fréquenté beaucoup ces années-là (et parfois plus que fréquenté), unis que nous étions par le même désir d'apprendre la langue, la même volupté de la parler. Colorés par leur accent, les mots dans leur bouche avaient une fraîcheur, une saveur, un brillant insolites, comme un déguisement dans une fête.

Ce qui donnait à ces mots leur force, c'était aussi l'intention cachée derrière. πρωί-πρωί (òhi ke poli), répondit un Italien à un autre de nos professeurs, ce qui veut dire pas tellement, rien de plus, mais le mot-à-mot, lui, était abrupt : non et beaucoup. L'expression, plutôt fréquente pourtant, me parut alors acrobatique. Andrea était une bête, le meilleur du groupe, il n'allait pas rater cette occasion de frimer — avec succès : ma jalousie d'alors a imprimé en moi l'infime coup d'éclat du rival. Autre coup d'éclat d'un étranger qui résonne en moi sans fin, un mot grec usagé entre tous, εντάξει (endàxi), en ordre, c'est-à-dire d'accord ou tout va bien, qu'un jeune guide allemand, toujours en Crète, parlant à de vieux guides autochtones, lança comme un joyeux coup de trompette, un étendard brandi fièrement, son endAxiii voulant dire — ça crevait les yeux —, Vous voyez les gars, je parle votre langue, je suis votre égal, je suis jeune, moi, et je m'éclate !

Τώρα μάλιστα (tòra màlista), me chuchota Luz une nuit, soit maintenant assurément, ce qui en l'occurrence voulait dire là c'est bien, je te sens bien contre moi, et je sentis plus que jamais à ce moment-là ce qu'une langue étrangère apporte à l'amour.

Quand je visitai le mont Athos, j'informai bêtement l'un des moines que j'étais orthodoxe, lequel me répondit Πολύ ωραία, πάρα πολύ ωραία (poli orèa, pàra poli orèa), très bien, très très bien, banalité proférée avec l'air sévère et sûr de soi que ces hommes noirs avaient tous, et cette fois la survie des mots en moi n'a pas été un effet de l'amour et d'un bonheur trop bref, mais au contraire, le fruit du malaise et de la répulsion.

Les mauvais moments s'imprimant plus facilement que les bons sans doute, mes mots rescapés sont souvent liés à des épisodes peu agréables. Et s'ils marquent par leur emphase, c'est sans doute moins à cause de ce trop-plein que du vide caché derrière. Lorsque certain poète me saluait du rituel Τι κάνεις ? (ti kànis), comment va ? (littéralement : que fais-tu ?), il balançait la formule en appuyant la deuxième syllabe, tiKKAnis, d'un ton si affirmatif, si faussement jovial que le point d'interrogation s'effaçait : la petite vie du traducteur, il s'en foutait, le poète, cela ne se voyait que trop. Et cet ami grec qui promettait de revenir nous voir, ο-πωσ-δή-πο-τε (oposdìpote), absolument, sans aucun doute, avec une insistance impressionnante, tout en majuscules, et qui disparut sans laisser de traces, sa promesse foireuse me rappelle à jamais que celles-ci, en Grèce plus encore qu'ailleurs sans doute, ne pèsent pas bien lourd.

Comme je l'ai admiré, cet ami américain qui avait pris racine en Grèce ! Il n'avait pas de la langue une connaissance livresque, lui. Quand c'était l'heure de manger, il disait familièrement, να τσιμπήσουμε (na tsimbìssoume), picorons, grignotons. Au volant, soudain éruptif comme le grec lambda, il lançait aux autres conducteurs un très idiomatique Φίλε ! (fìle !), ami !, dont le sens anodin au départ avait visiblement viré à l'injure. Avec lui j'ouvrais grand mes oreilles. Et malgré ma mémoire proche en lambeaux, j'entends toujours aussi nettement, hélas ! l'ami ancien, bien que la grande amitié soit éteinte et l'idole dédorée.

Mon pèlerinage glisse vers la mélancolie et je le déplore. Il faut chercher une fin plus joyeuse et aussi moins critique à l'égard des Grecs — certains me lisent peut-être. Il y a par exemple ce mot que je n'ai entendu qu'une fois, dans la bouche d'un grand écrivain qui fut aussi un ami, Mènis Koumandarèas. Un mot merveilleux. Nous autres Grecs, dit-il ce jour-là, nous sommes une nation de παραμυθάδες (paramithàdes), de conteurs. Le mot, étymologiquement, n'évoque pas seulement les histoires qu'on raconte, mais aussi les contes proprement dits, et ce jour-là tous ces livres que j'avais traduits, et que j'allais traduire, se sont trouvés teintés pour toujours d'une touche de mille-et-une nuits.

Koumandarèas est mort, comme tant d'autres, et Luz également, qui avait mon âge. La Grèce est devenue pour moi un cimetière. Cette page implore une fin moins funèbre, et c'est là qu'un autre de mes poètes, encore vivant, lui, vient à la rescousse. On me rapporte qu'il y a peu, parlant de moi, il a déclaré : Michel traduit bien, je crois, mais comme éditeur, άσε (àsse)... L'impératif du verbe laisser. Laisse tomber, ne m'en parle pas, la cata. En deux syllabes ! Pif-paf ! Joli, non ?


24 lettres leur suffisent.
L'alphabet grec actuel.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°266 en décembre 2025)