CHANSONS DANS LA NUIT


Si je t'oublie pendant le jour

Je passe mes nuits à te maudire

Et quand la lune se retire

J'ai l'âme vide et le cœur lourd


La nuit, tu m'apparais immense

Je tends les bras pour te saisir

Mais tu prends un malin plaisir

À te jouer de mes avances



L'auteur de ces vers n'est pas officiellement poète. En 1964, à vingt-et-un ans, il est déjà un chanteur célèbre. Ces deux quatrains sont le début de «La nuit», qui va rester l'une de ses chansons les plus populaires.

Je l'ai beaucoup entendue à l'époque, de même que les autres tubes de Salvatore Adamo. On ne pouvait faire autrement. Je l'aimais bien, Adamo, mais sans excès d'enthousiasme, et malgré la tristesse de «Tombe la neige», je le sentais mieux en amoureux tendre, en gentil coureur de filles, dans «Les filles du bord de mer», «Vous permettez monsieur» ou «Mes mains sur tes hanches» que dans la douleur poignante de «La nuit».

C'est mademoiselle Chanson tout entière, en ce temps-là, que je n'ai pas assez prise au sérieux. J'aimais les fleurs que lui offraient Brassens et quelques autres, évidemment, mais c'est plus tard, peu à peu, que cette petite sournoise m'a vampé. En douceur et profondeur. Elle n'est plus pour moi désormais un genre mineur, car entre mineur et majeur je ne sais plus bien la différence.

J'apprécie aujourd'hui comme il le mérite le travail des paroliers, et pas seulement de ceux du haut de gamme culturel. Les auteurs de certaines chansons que j'aurais qualifiées jadis de soupe commerciale font sonner les mots mieux que certains poètes estampillés d'aujourd'hui.

Ces vers que j'ai cités plus haut, je ferais hurler plus d'un de nos poètologues en les qualifiant de poème. Moi qui me fiche des étiquettes et vois de plus en plus la poésie un peu partout, je dirai simplement que ces quelques paroles, de quelque nom qu'elles soient parées, tiennent debout sans la musique et me vont droit au cœur. La forme de ces vers-là (rimes embrassées, masculines et féminines alternées) est soignée, classique, à l'exception minime de l'élision de l'e muet de «passe», les sonorités sont riches et le rythme sûr. Du boulot d'orfèvre, mine de rien.

Depuis plusieurs années, tous les soirs à minuit, avant d'éteindre la machine magique et d'aller dormir, j'écoute une chanson. Louée soit la Toile, cet immense tas d'ordures où tant de pépites, malgré tout, nous attendent. Je m'y promène sans fin, je découvre, je redécouvre, guidé par les suggestions à droite de l'écran, youtube sachant fort bien ce qui va me plaire. Au programme, pas de chansons grecques (pourquoi ?), de l'anglo-saxon (Beach Boys, Kinks, Dylan, mais aussi Peter Paul and Mary, Connie Converse, Reina del Cid, Pomplamoose, les Mona Lisa Twins), nos délicieuses chansons de la Renaissance, et surtout la production française plus récente, d'une abondance inépuisable, de quoi meubler mes nuits jusqu'à la fin de mes jours, Damia, Fréhel, Suzy Solidor, Pills et Tabet, Sablon, plus près de nous Trenet, Brel, Montand, Barbara, Reggiani, Aufray, Nougaro, Souchon, Sylvestre, Tachan, Chelon, Leprest, Didier, Juliette, Françoise Hardy, Daho, Delerm, l'adorable Jeanne Cherhal, les savoureuses Goguettes...

Et Adamo, donc, qui somnolait dans mon grenier aux souvenirs — alors qu'il remplit encore les salles à quatre-vingts ans. Je n'aime pas tout de lui, loin de là, mais ses premiers succès, les titres cités plus haut par exemple, brillent pour moi plus qu'à l'état neuf. J'aime sa voix particulière, son accent belge qu'il a fini par adoucir, hélas, j'aime ces [r] venus du fond de la gorge, Vous perhmettez, monsieur, que j'emprhunte votrhe fille... Tu ne viendrhas pas ce soirh...

Parmi les versions disponibles de «La nuit», je tombe sur celle de 2011 où Adamo chante avec Jeanne Cherhal, qui a l'âge d'être sa fille. Ce qu'on entend dans cette «Nuit»-là, c'est moins un cri de douleur qu'une chanson aimée, une relique, une revenante qu'invoquent ensemble un homme qui se souvient et une femme pour qui ce qu'elle chante n'est pas une confession, mais un poème. La voix de la jeune femme nimbe discrètement celle du vieil homme, plus apaisée qu'autrefois, et tandis que dans la nuit je les écoute chanter «La nuit tu m'apparais immense» — le vers le plus fort, le cœur de la chanson —, en répétant sept fois la même note comme une obsession, je suis pris, je l'avoue, d'une émotion immense elle aussi.

Ah, si Internet avait daigné exister plus tôt, du temps de mes jeunes années ! J'aurais pu faire ma cour à des bien-aimées lointaines en leur envoyant chaque soir à minuit une nouvelle chanson, puisque les chansons, la nuit, comme les absentes, deviennent plus belles et plus grandes encore.


Vieilli, mais toujours l'air gentil.
Adamo aujourd'hui.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°265 en novembre 2025)