JOYEUX FANTÔMES


Dans la grande cave, travaux et rangements. Un coffre poussiéreux plein d'anciennes photos qu'on s'est promis mille fois de trier. La plupart grisâtres, délavées, sans indication de date, de lieu ou de personnes, à moitié mortes. Les plus belles survivent ailleurs, dans des albums. Celles-là, bonnes à jeter.

Soudain, l'une d'elles m'arrête.




Je connais le lieu et les personnages. La date est écrite au dos. Nous sommes au Nouvel an de 1938, chez mon grand-oncle Stanislas, à l'occasion du dîner rituel, et pour mieux comprendre ce qui va suivre il est bon de relire «Les secrets de Stanislas», Journal infime de janvier 2024.

Les présents, de gauche à droite : ma grand-mère ; Stanislas, le maître des lieux, discrètement de côté ; Vladimir, son fils, qui dix ans plus tard deviendra mon parrain ; derrière lui, mon grand-père Mikhaïl ; au centre, mon père ; assise, tante Hélène, la femme de Stanislas, et derrière elle une inconnue ; Boris, camarade de régiment de mon grand-père, son meilleur ami ; derrière lui un inconnu ; à droite, Moussia, sœur d'Hélène et de mon grand-père. Toute la famille russe est là, mais qui est ce couple inconnu ? Et qui a pris la photo ? La cuisinière ?

Ce qui me fascine dans cette image, au point que je ne peux en détacher les yeux, que je vais bientôt l'encadrer pour l'accrocher dans mon repaire, c'est d'abord la date. Les photos d'après-guerre ne manquent pas, et j'ai vu tous ces gens-là sur d'autres plus anciennes ; mais la fin de l'après-guerre, de ce point de vue, est désertique. Et voilà le chaînon manquant ! Leurs visages intermédiaires entre jeunesse et vieillesse. Ils me sont à la fois bien connus et insolites. Mon père a bientôt vingt ans et un air malicieux que je ne lui connais pas ; du coup je comprends mieux ma mère, qu'il rencontrera quelques mois plus tard. Son cher cousin, lui, paraît presque beau ! Les aînés sont entre deux âges, comme on dit, mais jeunes encore, et plutôt à leur avantage eux aussi. C'est la fin du repas, ils ont bien bu quoique avec mesure (deux coupes de champagne par personne, si l'on en croit les trois bouteilles vides) ; dans un an et demi le monde va s'écrouler, mais ils en ont vu d'autres, eux, les Russes blancs.

J'ai aujourd'hui l'âge d'être le père ou le grand-père des fêtards de 1938. Dans mon escalier, plusieurs fois par jour, je croise Boris à cheval, fier comme Artabansky dans son uniforme d'officier de hussards ; là-bas, en Russie, dit-on, les femmes tombaient à ses pieds comme des mouches ; il ne s'est jamais marié, a vécu chez nous quelques années après la guerre, vieux monsieur toujours seul ; mais en 1938, à cinquante ans, il porte encore beau, il fait éclater de rire les deux sœurs de son ami dont il tient tendrement les mains, et Dieu sait ce qu'il leur raconte, cet enjôleur.

Ce qui rend cette photo si rare, c'est aussi la présence de Moussia. Je ne connais pas d'autre image d'elle. Tante Moussia n'est pour moi que la vieille dame plantureuse et rieuse que je verrai plus tard une fois l'an au Nouvel an chez l'oncle Stanislas, roulant les r plus que les autres et environnée d'un nuage de poudre et de parfum. Elle refusait obstinément qu'on la photographie. Elle devait détester son visage. Dans le coffre aux photos j'ai trouvé deux autres tirages de la même photo, où une main rageuse, la sienne sûrement, lui a effacé la figure. Comment la rescapée a-t-elle pu échapper à sa furie ?

Mon regard tourne sans cesse d'une tête à l'autre, mais retourne toujours à mon grand-père. Lui seul ne rit pas. Pourquoi ? À quoi pense-t-il ? On me dira plus tard sans cesse que je lui ressemble, s'ennuie-t-il autant que moi dans les repas trop longs ? Je sais qu'il n'est pas heureux, lui l'aristocrate, le cavalier passionné, devenu chauffeur de taxi et portier chez Ledoyen ; je sais qu'il aura jusqu'à la mort la nostalgie de sa patrie perdue ; la mélancolie qui émane de lui jette une ombre sourde sur la bonne humeur qui l'entoure.

Autre mystère dans cette image : cette photo d'amateur, qui ne fut certainement pas posée, se révèle fort bien composée malgré tout, avec ses dix personnages harmonieusement répartis, dans un alliage étonnant d'ordre et de liberté : on pourrait relier les têtes par des lignes, comme sur les toiles des anciens maîtres (Stanislas-Mikhaïl-Hélène ; grand-mère-Vladimir-Igor ; Igor-inconnue-Moussia ; Hélène-inconnue-Boris-inconnu), et pour prendre si joliment sur le vif tous ces gestes et ces sourires, un photographe professionnel aurait eu besoin de plusieurs prises. Ces personnages incroyablement présents et vivants qui semblent en même temps poser pour l'éternité, c'est un petit miracle.

L'image agrandie s'étale sur presque tout mon écran, et soudain c'est moi qu'ils regardent. Moi qui quinze ans plus tard, petit garçon assis à cette même table, intimidé, les écouterai parler. Moi le mauvais héritier, qui plus tard encore m'éloignerai de la Sainte Russie et des idées poussiéreuses de ces gens-là. Que penseraient-ils de moi s'ils voyaient ce que je suis devenu ? Mourir, au fond, c'est plus sûr.

Et si je devais aujourd'hui encore, chaque année, dîner entre Noël et Nouvel an avec eux rue Quentin-Bauchart, je m'ennuierais sûrement comme un rat mort, et pourtant j'irais, car je les aime toujours malgré tout, ces joyeux fantômes que je suis le dernier à connaître, et auxquels mon vieux regard prête un dernier reste de vie avant qu'ils ne s'éteignent avec moi.



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°264 en octobre 2025)