Longtemps, j'ai couru comme un amateur. Non, il ne sera pas question ici d'athlétisme ! Mon métier à moi, c'est d'écrire, or pendant des années je n'ai pas mis à profit les heures passées à trotter sur les chemins, comme doit le faire un écrivain qui se respecte.
Courir fait partie du boulot. «Mes pensées dorment, si je les assis. Mon esprit ne va, si les jambes ne l'agitent.» Montaigne l'a dit le premier, mais tous ceux qui courent le savent — allez, accueillons aussi les marcheurs. Le mouvement des jambes excite le cerveau et en fait jaillir des étincelles imprévues. Ces bonnes idées, comment faire pour ne pas les perdre ?
Naguère, courant dans les forêts, les montagnes ou les rues, j'avais à tout bout de champ besoin de noter des choses vues, des ébauches de réflexions, des bouts de phrase et même des phrases entières venues on ne savait d'où, et pour les retenir je ne pouvais me fier qu'à ma mémoire. Au lieu de garder l'esprit libre et disponible pour la suite, je m'épuisais en trucs mnémotechniques, je remâchais en boucle mes notes mentales pour éviter qu'elles se sauvent, si bien qu'elles m'encombraient la tête, au lieu de la laisser ouverte aux suivantes.
Quand j'ai commencé, pour mon premier livre, à collectionner les noms des pavillons de banlieue, mes longues vadrouilles ont viré au cauchemar : sur la trentaine de noms récoltés parfois, j'en perdais au minimum un ou deux. C'est alors qu'à un âge déjà respectable, enfin, j'ai inventé une première solution de fortune : dans la petite poche du short, un papier plié en huit et un crayon minuscule. Cela impliquait de s'arrêter pour noter, ce que j'ai toujours fait à contre-cœur. J'ai fini par lâcher le crayon.
Tout en courant, ressassant mes phrases pour tenter de les savoir par cœur, je me livrais à mes luxueux fantasmes : un accompagnateur trottant à mon côté, notant sous ma dictée — mais non, je devais être seul, en tête-à-tête avec ce qui m'entoure ; ou alors un micro-émetteur à mon cou envoyant mes trouvailles à un opérateur, comme dans La marque jaune ; ou plus discrètement, pour ne dépendre de personne, un magnétophone miniaturisé à ma ceinture, comme dans les romans d'espionnage — doucement mon gars, ces trucs-là coûtent une fortune.
L'autre jour, sur Internet, feuilletant un catalogue, comme on contemple sur un magazine des maisons qu'on ne pourra pas s'offrir, j'ai soudain trouvé mon bonheur : DVT1160, de chez Philips, un mini dictaphone qui tient facilement dans la main et dans la poche du maillot, pour un prix tout à fait raisonnable ! Deux jours plus tard il arrivait chez moi et je l'emmenais courir le soir même, heureux comme un gamin le jour de Noël, puérilement fier d'avoir si vite appris à m'en servir.
Depuis, on ne se quitte plus. Ce serait comme d'aller cueillir des mûres ou des champignons sans un panier.
C'est drôle : mon smartphone a beau se mettre en quatre pour moi, m'offrir plein d'applications mirobolantes, me prendre des photos superbes — il sait même téléphoner —, je n'éprouve guère de tendresse pour lui, ce ne sera jamais qu'un employé habile et un peu froid, alors que mon petit dernier, je l'ai aimé tout de suite. Un peu comme mon premier ordi, voilà bientôt trente-huit ans. Si depuis que nous courons ensemble les idées se multiplient, c'est grâce à mon jeune ami. Il travaille pour moi. Si je signais de nos deux noms le livre que je termine ces jours-ci (comme je l'ai fait jadis avec mon PCW 9512 Amstrad), je passerais pour un plaisantin ou un fou, et pourtant je serais loin de mentir tout à fait.
Il ne se contente pas d'enregistrer, de me stimuler par son écoute muette, son attente : il m'envoie des messages. Ce que j'écoute rentré chez moi, cette voix un peu lointaine, un rien haletante, avec en basse continue le battement sourd de mes pas, c'est la mienne et plus tout à fait la mienne. Elle vient de plus loin, de plus profond. Comme si l'ivresse légère du coureur encourageait l'autre caché en moi à s'enhardir, à montrer le bout de son nez. Lui qu'à la suite de Freud on appelle l'inconscient, alors que dans l'affaire l'inconscient c'est moi, qui ne comprends pas grand-chose à ses messages obscurs ; lui qu'on appellerait volontiers un sous-moi, un monstre prisonnier tapis dans mes profondeurs, alors que le vrai surmoi c'est lui, qui me domine si bien en douce. (Arrêtons là : je ne veux pas me mettre à dos les Freudiens mes frères.)
Une chose est sûre : nous sommes deux dans l'histoire. Sans moi devant mon écran, qui prends ses envois en note, le petit bonhomme ne pourrait guère s'en tirer tout seul, mais sans lui je ne serais pas pleinement moi-même. Sa phrase à lui est souvent gauche en apparence, mais finalement son côté brut, volontiers elliptique, me séduit ; parfois il me lance toute une phrase qui frappe juste, qui trouve d'un coup le bon tempo et je dois reconnaître qu'assis à ma table je ne pourrais pas en faire autant.
Qu'il est doux de s'envoyer des messages ! De cheminer seul et en même temps à deux, serviteur de soi-même, ou maître, on ne sait trop ! Décidément, courir est un travail bien agréable.
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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°263 en septembre 2025)