BRÈVES

N°263 Septembre 2025



Écrire ces Brèves quelques jours par mois, c'est respirer un peu hors de l'étouffante actualité, mais là je ne peux pas. Il faut que je crache un peu de ma colère avant de causer plus calmement.

Ce qui fait déborder la coupe, je ne sais trop pourquoi, les raisons de s'indigner pullulant comme jamais ?

Mélenchon, une fois de plus. Ses dernières déclarations sur l'Ukraine où ce dictateur raté ne cache même pas son admiration obscène pour Poutine. Zelensky, «président de rien» ? Zelensky est le président légalement élu d'un pays démocratique, soutenu par sa population, Mélenchon le sait, mais ce menteur professionnel tord les faits avec une légèreté joliment trumpienne.

Le problème, en fait, ce n'est pas lui, mais ceux qui le soutiennent. Il y a chez LFI, cette secte, bon nombre d'excités, de brutes fascistoïdes, on le sait déjà, mais j'y ai aussi de bons amis tout à fait estimables. Comment font-ils pour fermer les yeux, pour supporter ce caractériel toxique, ce méchant tyran ? Comment leur conserver mon estime ? Et comment la gauche pourrait-elle s'unir et gagner un jour une élection coiffée d'un tel épouvantail ?


...Au second plan, Adrien Quattenens, fidèle lieutenant, condamné pour violences conjugales.
— Vous la voulez, la baffe ?...

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Il en penserait quoi, Nadeau ?

Nadeau est parti depuis douze ans et je ne m'habitue pas. Dans les dernières années nous n'avions plus de projets ensemble et je le voyais peu, mais savoir qu'il était là suffisait à me faire du bien. Après sa mort la lecture des trois gros volumes de ses articles, travail colossal de son fils Gilles, a maintenu le contact, et ces jours-ci, grâce à ce brave youtube, je le retrouve étonnamment vivant. C'est un entretien de mars 2011, chez lui, six mois avant celui qui sera notre ultime rencontre. Il vient d'avoir cent ans et pétille toujours. Le revoir ainsi, avec ses petits sourires en coin, c'est faire une nouvelle provision d'indépendance, de modestie et d'humour goguenard.

N'empêche, le vide qu'il m'a laissé ne s'en va pas.

Ce que je peux faire aussi, c'est suivre une fois encore ses conseils de lecture. Cette fois je sors du fond de mes rayons dormants un roman de Leonardo Sciascia, que Nadeau estimait fort et avait fait connaître en France : Todo Modo (1974), traduit par René Daillie chez Denoël et repris en Folio. Dans un hôtel isolé sinistre se déroule une bien étrange retraite, où se côtoient hommes d'église, politiciens, financiers, industriels, et où sous couvert d'«exercices spirituels» se trament de bien mystérieuses et inquiétantes magouilles ; elles culmineront dans trois assassinats, dont celle du maître des cérémonies.

On apprécie hautement, d'abord, la colère glaciale de l'auteur vis-à-vis de ces grands personnages, nos vrais et effrayants maîtres, et l'ironie dont il les entoure, en réservant ses plus fines flèches à l'Église, qui l'a si bien cherché. On admire, dans ce festival de fausseté, ce déchaînement de duplicité qu'il met en scène, la complexité des relations, la finesse des descriptions. Le personnage principal, prêtre diabolique, est froidement terrible et l'ensemble dégage une vraie angoisse.


Ils étaient tous dans le hall, comme arrimés à fond de cale. En groupes qui ressemblaient à des entrelacs de traits de plume, dans la continuité tangentielle qui s'établissait entre l'un et l'autre et finement entre tous, en serpentant ; C'était comme un dessin de Steinberg.


On le voit, c'est du costaud. Mais les notations pointues et les échanges philosophico-théologiques se multipliant, je me sens à chacun d'eux comme le coureur cycliste qui peine quand la route monte et voit le peloton s'éloigner peu à peu sans lui. Je suis largué. C'est trop fort pour moi. (Le traducteur, lui, a un bon coup de pédale.) Je n'abandonne pas, je franchis la ligne, mais hors délais. Même pas compris qui a tué ni pourquoi ! La honte. Désolé, Maurice.


Elio Petri, 1976, avec Gian-Maria Volonte
Todo modo, le film.

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Il y a des mois comme ça.

Je saute sur un Queneau nouveau, belle aubaine, publié chez Fata Morgana. Trois textes brefs, «autobiographiques et inédits», nous promet-on, sous un titre alléchant : Ma vie en chiffres.

Préface de Pierre Bergounioux, un peu engoncée — on comprendra vite pourquoi : il y a trop peu de choses à dire sur les trois textes en question, sauf qu'ils ne sont guère autobiographiques et sentent le fond de tiroir à plein nez. On imagine Queneau relisant ses trois brouillons, les trouvant faiblards et oubliant de les jeter. Mais positivons : côté présentation le petit livre est impeccable, beau papier, belle typo, jolis dessins, comme toujours chez Fata Morgana, ça vous pose un lecteur d'en avoir dans sa bibliothèque, même si l'élégance du contenant fait ressortir ici la vacuité du contenu.

Pourquoi si dur avec une maison vénérable ? J'ai rencontré voilà trente ans, lors d'un colloque à Delphes, son fondateur, Bruno Roy. Je l'ai trouvé fort antipathique. Nadeau, présent lui aussi, était encore plus dur à son égard que moi. J'ai appris plus tard, par une personne digne de foi, que ce Roy-là avait publié à ses éditions une traduction de Cavàfis, Jours anciens, en la signant de son nom alors qu'elle était d'un autre : Lorand Gaspar, grand poète, excellent traducteur ! Ça existe donc, des choses pareilles ? Roy, lui, me dit-on, ne connaissait même pas le grec moderne. D'où mon ire, et le vœu de venger Gaspar un jour en montrant Roy tout nu. Ouf, c'est fait.


Mieux vaut ça que montrer la tronche du fondateur...
Le célèbre logo : la fée Morgane.

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Rosie Pinhas-Delpuech, ma chère consœur, c'est du sérieux. Elle écrit d'une main, traduit de l'autre et connait sa langue-source, l'hébreu, comme sa poche. Elle a publié il y a peu aux éditions de la Baconnière (hop Suisse !) La faille du Bosphore, sous-titré Entretiens de Rosie Pinhas-Delpuech par Maxime Maillard sur le métier de traduire et d'écrire. Avec elle, pilier de la profession depuis des lustres, pas d'inquiétude. Ces entretiens où elle se raconte offrent nourriture et saveurs à ceux qui traduisent ou qui écrivent ou simplement lisent — ce qui ne fait plus grand monde, il est vrai.

Triplement concerné, j'ai ressenti le besoin de m'attarder sur cette lecture plus longuement que dans ces Brèves. On peut donc retrouver Rosie dans «Leçon de tango», le CARNET DU TRADUCTEUR de ce mois.


Souriante comme toujours.
La voilà.

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Laissé en plan le très riche Paris-Babel, histoire linguistique d'une ville-monde, de Gilles Siouffi (Actes Sud). Ce mois-ci, les XVIIIe et XIXe siècles. Pour qui a écouté les cours d'histoire au lycée, peu de grandes révélations, mais une foule d'informations en tous genres.

C'est là que Paris devient, Goethe dixit, «la capitale du monde». La monarchie déclinante confinée à Versailles, c'est Paris qui donne désormais le ton avec ses spectacles, ses salons, ses cafés. Le français est plus que jamais langue internationale, Casanova le choisit pour écrire ses mémoires, aux dépens de l'italien, touchant du même coup un plus vaste public.

Parlé un peu partout par les élites, le français n'est pourtant pas toujours prophète en son pays. Vers 1850, la plupart des Bretons l'ignorent et sont analphabètes. Napoléon l'apprendra à vingt ans, gardera un fort accent et sera aussi nul en orthographe que Louis XIV. Quant à la noblesse, elle voit souvent dans l'orthographe une préoccupation bourgeoise.

La langue ne cesse de bouger, en période révolutionnaire surtout. On voit de nouveaux mots apparaître, qui nous sembleront bientôt indispensables, mais que les puristes rejettent violemment. Certains d'entre eux ne font que passer, comme l'amusant loyaume qui remplace royaume pour les républicains.

Remarque non-linguistique, mais importante : non content de rétablir l'esclavage, Napoléon, l'idole des cons, interdit Paris aux gens de couleur...


La carte de Cassini.
Paris en 1731.

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Alexandre Dumas, fils d'un métis, risquait gros face à Buonaparte. D'autant qu'il eut recours à un nègre pour l'aider à écrire ses œuvres, dont le fameux Comte de Monte-Cristo, que je me décide à lire enfin.

Ce roman célébrissime, on a l'impression de le connaître sans l'avoir lu. On aurait tort de ne pas aller y voir : le fameux épisode du Château d'If, au début, prend à la gorge. On ne savait pas le jeune héros à ce point innocent, à ce point broyé par une machine absurde et impitoyable comme si l'on était déjà chez Kafka. Ses dix-sept ans de captivité (l'enfer de Dantès), son évasion, toute cette ouverture, c'est le romantisme flamboyant de tous ses feux, avec, un peu noyés dans un torrent verbal, des pages saisissantes.

Dantès est fasciné par son compagnon de prison, l'abbé Faria, dont les paroles


touchaient à des choses inconnues, et, comme ces aurores boréales qui éclairent les navigateurs dans les latitudes australes, montraient au jeune homme des paysages et des horizons nouveaux, illuminés de lueurs fantastiques.


Cette première partie n'est que le début des 1200 pages. La suite, c'est l'interminable vengeance du héros. Grâce au trésor que lui a laissé l'abbé, il peut sillonner le monde à la recherche de ses proies, richissime, tout-puissant, inlassable,


homme fabuleux, (...) enchanteur des Mille et une nuits, (...) sorcier du Moyen-Âge, (...) un des hommes de Byron, que le malheur a frappés d'un sceau fatal ; (...) un de ces débris de quelque vieille famille qui, déshérités de leur fortune paternelle, en ont trouvé une par la force de leur génie aventureux qui les a mis au-dessus des lois de la société.


Là, il faut l'avouer, Dumas et ses gars tirent à la ligne, la tension baisse, la route serpente de tunnel en tunnel, mais si je m'arrête à la p. 471 de l'édition Folio classique — très bien faite, avec des notes abondantes mais sans excès —, c'est parce que j'ai d'autres choses à lire d'urgence pour ce site, mais pas question de laisser tomber ! On continue le mois prochain.


À cinquante ans, dix ans après Monte-Cristo
Dumas par Nadar.

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La lecture marquante du mois, cependant, ce n'est pas ce monument signé par un auteur célèbre, mais quelques feuillets d'un quasi-inconnu.

Qui connaît Edmond-Henri Crisinel ? Suisse et Vaudois, il passa sa courte vie de dépressions en internements avant de se suicider à cinquante ans. Ses pages de prose et sa poignée de poèmes n'ont été rassemblés qu'après sa mort. Tombant sur lui un jour dans une anthologie, j'ai été fasciné par un de ses poèmes que voici et ses alexandrins démantibulés, torturés :


L'adolescent fou vocifère, halluciné

Par l'approche, la très quotidienne approche

Fatale du dieu fou qui le terrassera.

On entendra leurs cris mêlés. — Il vient. Il est

Venu. — L'adolescent gît mystiquement nu,

Griffé, bleui, par on ne sait quels doigts sauvages.


Fasciné aussi par tout le reste. Y compris par une photo de la fin de sa vie où il ressemble, long et maigre, à un pasteur tourmenté.


Ma route est d'un pays où vivre me déchire...


Rêve éveillé, long cauchemar sans rive...

Je ne sais quoi me pousse à la dérive,

Vers les confins funèbres et maudits.

Suis-je un vivant ou suis-je un mort qui rôde ?


Son unique sujet : ses descentes aux enfers, avec, de temps à autre, un moment de répit d'autant plus poignant qu'il se sait précaire :


Miracle d'un seul vers après tant de silence !

Prodige de renaître au monde pour un jour !


Ses écrits, prose ou poésie, si sombres soient-ils, ont la même simplicité lumineuse, la même densité cristalline que l'Aurélia de Nerval. Comment Crisinel peut-il rester à ce point ignoré ?

L'âge d'homme publia en 1979 l'ensemble de l'œuvre dans un volume de 200 pages avec une très belle préface de Pierre-Paul Clément, C'est là que je relis Crisinel, plus que jamais frappé par les proses d'Alectone et Nuit de juin où ce damné sur terre nous fait partager l'un de ses internements. Alectone est une malade voisine qu'il entend hurler, et on ne sait pas trop («ange durci de gel et de neige», (...) «ô toi qui pris forme humaine pour délier ce qui était lié») ce qu'elle est pour lui — ennemie ou amie ? En fait, l'auteur a beau expliquer, le mystère demeure.

Ce livre essentiel étant aujourd'hui introuvable, on pourra lire au moins les proses chez Allia. En évitant surtout le choix de textes des éditions marguerite waknine, bourré de coquilles, une honte.


L'année d'après, il met fin à sa vie en se jetant dans le lac.
1947 ?

*


Mon maître de toile, le cousin Marc (Suisse lui aussi), part en vacances et me réclame ma copie plus tôt que prévu. Trop à la bourre, j'abandonne Crisinel qui méritait mieux encore et passe trop vite sur quelques autres belles rencontres.

Fan du bédéaste Jean-Claude Denis, que je suis d'album en album, j'avais salué jadis ici même l'un de ses meilleurs : L'ombre aux tableaux (L'écho des savanes/Albin Michel, 1991). Je le relis vingt ans plus tard avec plus d'émotion encore. Une très étrange histoire. Le héros, peintre ignoré devenu SDF, meurt de froid dans la rue, mais ses toiles découvertes par une galeriste s'arrachent du jour au lendemain. Le fantôme du peintre erre comme une âme en peine, invisible de tous, sauf de la galeriste devenue amnésique dans un accident, et tous deux vont vivre une brève histoire d'amour aussi déchirante que condamnée. Les pages satirisant avec drôlerie le milieu des marchands d'art alternent avec celles qui montrent la misère, le chagrin et la mort avec une douceur, une tendresse désolées. L'histoire entière est enveloppée de couleurs sombres qui approfondissent encore l'envoûtement.


Les amours de deux fantômes.
Elle et lui.

*


Au cinéma, on passe un excellent moment à Noirmoutier avec les jeunes héros de L'épreuve du feu, premier film d'Aurélien Peyre. Le film observe d'un œil aigu les relations entre un groupe de jeunes bourges, leur ex-souffre-douleur épris de reconnaissance et la fille d'un autre milieu qu'il leur présente et qu'ils rejettent. Encore un petit film français confidentiel qui observe les gens d'aujourd'hui avec justesse, finesse et talent, comme au temps de ce qu'on appelait, il a un demi-siècle, le Nouveau Naturel.

Mais le choc de ce mois, c'est un film américain d'un certain Zach Cregger dont le titre français, Évanouis, parle mieux que l'original (Weapons). Dans une ville américaine comme tant d'autres, une nuit, les enfants d'une même classe disparaissent. Une longue enquête révèle les secrets, les turpitudes individuelles et collectives des citadins, dans une succession de scènes terrifiantes dont l'humour n'est pas absent. Le film combine miraculeusement une approche minutieusement ethnologico-sociologique et un abandon aux fantasmes personnels. Le cinéaste dit qu'il a laissé son inconscient écrire le scénario à sa place, et c'est cela aussi qui donne au film sa folie et sa force insidieuse, bien au-delà du banal fais-moi-peur. La sublime Nuit du chasseur n'est pas loin...


Cauchemar dans le cauchemar.
Dans la salle de classe...

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Les morceaux de musique se réécoutent plus facilement que les films ne se revoient et que les livres ne se relisent. C'est à leur avantage : il faut parfois plusieurs vaines approches avant que l'œuvre ne se livre, comme une femme belle et indifférente qu'on croise plusieurs fois et qui soudain, on ne sait pourquoi, sourit.

Ce qui facilite le contact, c'est évidemment Internet, quand il nous fait défiler la partition et mieux encore quand il incarne la musique en montrant ses exécutants. Écouter un morceau sur CD, c'est traverser un paysage en voiture ; avec ces aides visuelles, on y revient à vélo, tout devient plus proche et attirant.

Voilà pourquoi, lors de mon voyage en Debussyland ces derniers mois, j'ai eu presque partout l'impression d'une redécouverte, d'une beauté nouvelle. Ce mois-ci, écouté «Sirènes» plusieurs fois, par Mikko Frank et notre Philharmonique, par Hobert Earle et celui d'Odessa ; c'était la centième fois et la première. Je connaissais l'œuvre par la vieille version Inghelbrecht, plutôt brumeuse ; là tout est frais et jaillissant, j'entends pleinement les rythmes fluides et insaisissables, les jeunes choristes sont belles comme des déesses et pas besoin qu'on m'attache au mât, pas question de plonger vers elles, je veux seulement qu'elles chantent et ne cessent jamais.

Une fois de plus en écoutant Debussy, ces voix de femmes surtout, éthérées en même temps que sensuelles, j'ai l'impression d'assister à une célébration, une cérémonie ; celui que je prenais pour un pur hédoniste m'apparaît de plus en plus en prêtre païen (et seul disciple) d'une religion où le recueillement s'enlace à la sensualité. Et je m'incline humblement.


Concert des 80 ans de l'orchestre. Debussy, Nocturnes. Bonheur absolu d'un bout à l'autre.
Divines...

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En octobre ? Dumas et Siouffi toujours, De La Mare, Desnos, Toulet (Pauline), Vermot & Inker, Alphant.



Éditions 2024.
Tom Gauld, La revanche des bibliothécaires..








SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


La poésie ne vit qu'à son insu.



2


La justice, c'est comme la Sainte Vierge, si on ne la voit pas de temps en temps, le doute s'installe.








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