Une belle fin de journée de juin. Dans le square en bas de chez moi, des dames voilées assises avec leurs bambins sur la pelouse. Je passe dans l'allée quand l'un de leurs enfants, une fillette à la peau sombre, vient vers moi, une petite chose blanche dans sa main. Je crois qu'elle veut me montrer une fleur qu'elle a cueillie, mais non : elle me tend un bonbon. Elle me l'offre. Le temps que je dise merci, tout ébahi, elle est repartie en sautillant.
Petite fille, grande surprise. Petit cadeau, grande émotion. Devant moi se déploie une procession de symboles : l'enfance qui tend la main au grand âge ; l'immigration d'aujourd'hui solidaire de celle d'hier ; le colonisé qui pardonne au colonisateur.
Je voudrais remercier encore la petite, échanger quelques mots avec elle, mais elle a rejoint d'autres enfants et m'a déjà oublié, sans doute, une fois sa mission accomplie.
Que faire ? Je ne mange plus de bonbons depuis soixante ans, mais pas question de jeter cet humble objet devenu précieux. Il faut trouver un usage digne de lui. Une idée me vient aussitôt, qui m'enchante. Je vais offrir le bonbon à une personne inconnue, qui l'offrira à son tour, et ainsi de suite, et par la grâce du bonbon voyageur tous ces inconnus créeront une petite chaîne fraternelle, contribution infime au ravaudage du lien social.
Tandis que je quitte le square une ado y entre avec son chien. Je l'aborde, et tandis que je lui détaille mon noble projet, elle me regarde comme si j'étais un malade mental, Jack l'Éventreur et Harry Weinstein réunis. Le bonbon que je lui tends, elle le repousse avec horreur et s'éloigne tête baissée.
Sa maman, jadis, a dû lui dire de ne jamais accepter les bonbons des messieurs mielleux, des sales types comme disait ma grand-mère, surtout des vieux, et mon invite insolite a soudain fait régresser la grande fille, l'a replongée dans les terreurs de l'enfance.
Vais-je m'avouer vaincu pour autant ? À la sortie du square, une femme dans les soixante ans venant du gymnase voisin se dirige vers son vélo. Je lui sers de ma voix la plus douce mon émouvant laïus. Elle aussi, regard inquiet, visage fermé. Elle ne mange pas de bonbons, elle ne connaît pas d'enfants qui en mangent et me congédie en se coiffant de son casque, c'est plus prudent.
Cette fois, j'accuse le coup. Comment n'y ai-je pas pensé ? On n'arrête pas de le seriner dans les médias, sur les réseaux sociaux : l'homme est un loup pour la femme. Plus il paraît gentil, plus il est dangereux. Je me dis, comment ont-elles pu devenir aussi connes ? Je me corrige aussitôt : comment avons-nous tous pu devenir aussi cons ? Car la question ne se réduit pas à la différence entre les sexes. Nous sommes collectivement dressés à nous méfier de tous et de tout, à ne faire confiance qu'aux filous qui nous gouvernent et que nous élisons comme des crétins. Nous confions le sort de la planète à une bande d'escrocs irresponsables, mais quand il s'agit du voisin, du prochain, le principe de précaution fait rage. Pareils aux chevaliers d'autrefois, sans le savoir, nous vivons engoncés dans nos cuirasses.
Attends, regarde-toi, pauvre vieux. Tu ne comprends pas qu'on puisse la juger bizarre, voire idiote, ton idée ? Que ta naïveté fait tache dans le paysage contemporain ? Que ce vieux avec son bonbon a de quoi déclencher la moquerie plus encore que la peur ? Allons, le plus simple est de dire que le con, c'est toi.
Je n'insiste pas ce soir-là, ni les jours suivants. Pendant la nuit j'imagine la suite : pour ne pas rester sur un échec, je guette les mamans voilées du square, et quand je les retrouve je m'approche d'elles, un petit paquet à la main. Mesdames, leur dis-je, cette petite fille m'a fait un cadeau dont je suis profondément touché. Elle est très bien élevée et pour vous remercier, voici, c'est pour vous. Elles ouvrent la boîte de chocolats, s'extasient, me sourient, m'en offrent un, m'invitent à m'asseoir. La même nuit un peu plus tard, hélas, accueilli par des visages durs et apeurés, je repars chocolat. Un peu plus tard encore, troisième vision : cette fois, le mari de l'une d'elles est là, vient à ma rencontre et me conseille vivement de ne plus importuner son épouse.
Vais-je les acheter, les chocolats ? J'hésite.
Le bonbon ? Resté dans ma poche, il va s'y attarder un peu. En l'y touchant je savoure encore et encore ce beau moment où il est passé de la petite main dans la mienne. Plus tard je le poserai sur l'un des rayons de ma bibliothèque, talisman minuscule qu'à ma mort mes héritiers jetteront. La fin de mon histoire n'est pas bien gaie, mais son début suffit pour l'illuminer. Il m'a permis, ce bonbon, d'écrire une page — l'une des plus douces consolations qui soient. Et faute de pouvoir lancer la chaîne fraternelle dont j'ai rêvé un instant, j'aurai fait presque aussi bien, après tout, en offrant mon bonbon à une poignée d'amis lecteurs.
![]() Sculpture de Laurence Jenkell |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°261 en juillet 2025)