JEUNES À JAMAIS


J'ai passé les plus riches heures de mon enfance dans un château ! Sur sa colline au milieu des bois, il domine Paris étendu à ses pieds. Je n'y habitais pas, mais j'étais toujours fourré là- haut, à deux pas de chez nous et en même temps très loin, dans une espèce d'Olympe. Le Pavillon de Breteuil, c'est son nom, abritait là le Bureau international des poids et mesures, dont le directeur, Charles Volet, physicien, mon grand-père maternel, y occupait un logement de fonction immense. L'élégant château s'entourait de bâtiments scientifiques, d'un somptueux jardin fleuri, d'un potager, d'un parc dont je dévalais les allées à vélo, le tout isolé du monde par des clôtures, au cœur du Parc de Saint-Cloud lui-même entouré de murs et de grilles : nous étions sur une île au milieu d'un lac.

Me suis-je rendu compte à l'époque de ma chance inouïe ? Ce terrain de jeux fabuleux m'était réservé, à moi tout seul, ou presque : j'avais un compagnon d'aventures, Didier Moreau, de deux ans plus jeune, fils d'un employé du BIPM logé sur place.

Le grand-père était un châtelain provisoire ; lorsqu'il prit sa retraite en 1961, à soixante-six ans, j'en avais treize, et cela tombait au bon moment : j'ai quitté le jardin d'Éden en même temps que mon enfance. Une porte se fermait, une autre s'est ouverte. J'ai depuis lors le Parc entier pour domaine et contemple au passage en trottinant, plusieurs fois par semaine, mon paradis perdu à travers ses grilles, ainsi soit-il.

Cette année le BIPM souffle cent-cinquante bougies. Passant devant la mairie, l'autre jour, j'ai rencontré feu mon grand-père ! Une exposition célébrait l'événement par une série de photos prises dans les laboratoires du lieu saint, la moitié en 1942 et l'autre aujourd'hui. Les plus belles sont les plus anciennes. Les images en noir et blanc ont une présence, une profondeur inimitables. Le photographe d'alors : un certain Doisneau, alors inconnu. Sur l'une d'elles, affichée dans la rue, le grand-père est vu de trois-quarts dos, à vrai dire méconnaissable, mais la grande émotion m'attendait à l'intérieur : face à l'objectif, en gros plan, MM. Moreau, Leclerc et Bonhoure scrutent avec lui un appareil mystérieux. Ces trois-là, je les ai connus dix ans plus tard, sans les connaître en fait, comme tous les autres employés, figurants épisodiques en blouse blanche ou grise traversant la cour qui sépare les bureaux des labos, perdus dans leurs pensées scientifiques ; ils semblaient n'être là que pour meubler le décor avant de laisser la scène pour la soirée, la nuit et le weekend aux vrais héros de l'histoire : nous autres. Sur les photos, soudain, j'ai vu pour la première fois ces messieurs jeunes et en plein travail. Cela se confirmait : mon doux nid familial, mon royaume, mon vélodrome, était avant tout un haut lieu de la science, un repaire de savants, et moi une ombre minuscule dans le coin du tableau.

Mon grand-père immortalisé par Doisneau, qui l'eût cru ? Ces photos longtemps oubliées, retrouvées récemment, revenantes miraculeuses, il me les fallait pour les envoyer aux survivants de la famille. Mes recherches m'ont mené à l'organisatrice de l'expo, Céline Fellag, qui travaille au BIPM depuis vingt ans et lui a consacré sa thèse. En plus de m'accueillir chaleureusement, elle m'a invité au grand déjeuner d'anniversaire qui se tiendrait le lendemain là-haut. J'ai cru rêver.

Me voilà donc au jour dit, soixante-quatre ans après, devant la petite porte de l'entrée piétons, en bas du Parc. J'avais la clé jadis et tandis que je montais l'allée sous les arbres, le chien, qui m'avait entendu on ne sait comment, courait à ma rencontre. Pour que j'entre aujourd'hui, on m'a donné un QR code. Là-haut, Céline Fellag m'attend pour me faire brièvement visiter les lieux. On a construit de nouveaux locaux, recruté aux quatre coins du monde, le Bureau plutôt artisanal et familial de jadis est désormais une ruche ultra-moderne, hyperactive dont la langue véhiculaire est l'anglais. Let it be...

On a installé le buffet dans le grand jardin, plus fleuri que jamais. Il y a foule. On me présente des anciens revenus pour l'occasion. M. Chartier, octogénaire, embauché à seize ans, m'a vu jadis tourner dans la cour à vélo. Et ce monsieur aussi vieux que moi, oui, je le reconnais : Didier Moreau ! À mon départ il avait onze ans, on ne s'est pas revus depuis. Sa mémoire lointaine, aussi vive que la mienne. Il se rappelle même le nom du chien, que nous avions enterré en pleurant. On cueillait en douce des fleurs dans les parterres de M. Dias, le jardinier, pour fleurir la tombe de mon bien-aimé Derrick. Nous énumérons toutes nos bêtises, j'en avais oublié quelques-unes pourtant drôles. Les fantômes du passé reprennent consistance et vie au point que les nombreux inconnus qui nous entourent, l'espace d'un instant, font figure d'intrus incongrus, de personnages d'un film.

En redescendant vers la ville et la réalité, je n'ai pas les mains vides : Céline la bonne fée m'a offert le livre qu'elle a écrit sur le BIPM. Une splendeur, publiée par Gallimard, pleine de photos et de machines anciennes rappelant Jules Verne. L'une des photos réunit une petite équipe de dix-sept personnes : le personnel de 1946, juste avant ma naissance. Tout le monde est là, même le mécanicien M. Michard, même les deux dactylos, Mmes Brochard et Babolat, personnages subalternes que je croyais effacés de la mémoire officielle et que je retrouve là, nouveau miracle, jeunes à jamais. Céline, me croirez-vous ? C'est cette humble image-là qui me touche le plus.


Plus beau que jamais.
Le Pavillon de Breteuil aujourd'hui.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°260 en juin 2025)