DEUX MOITIÉS D'UN HOMME


Je suis tout gamin. Dans un livre de mon père, sur une image en noir et blanc, des chevaliers en armure. Mon père m'explique : c'est une scène de la vie du Christ, et celui qui a peint le tableau, au Moyen-Âge, plus de mille ans après, imaginait les soldats romains vêtus comme au XIVe siècle. Je suis fasciné par la profondeur du temps. Toutes ces époques disparues, tous ces étages superposés. Mon père adore le Moyen-Âge, il a construit pour moi, pour lui en fait, un grand château-fort trop beau et trop fragile pour que j'aie le droit d'y toucher. Moi aussi je rêve au temps des chevaliers. J'aurais voulu être l'un d'eux. La nostalgie qui me prend alors fait presque mal. Je dis à mon père ce jour-là, d'une voix plaintive que j'entends encore : Je regrette les anciens temps...

Depuis, j'ai grandi. Si décevant que soit mon nouveau siècle, je ne veux surtout pas le quitter. Comment pourrais-je vivre sans l'instrument miraculeux devant quoi je passe mes journées à écrire ? Ce que j'aimerais, par contre, c'est me faire parachuter dans le passé pour une courte période, le temps de voir comment c'était vraiment, de rencontrer tel ou tel personnage remarquable, puis revenir tapoter tranquille devant l'écran.

Fréquenter les brutasses médiévales, pas question, bien sûr, mais la Galilée aux côtés de Jésus et sa bande, pourquoi pas ? Quant à la Grèce au début du XIXe siècle, avant et pendant la guerre d'indépendance, que j'arpente ces jours-ci, j'hésite. Ce fut violent, un mauvais coup est vite arrivé, et pourtant je serais prêt à courir des risques pour connaître certains hommes de ces années-là : le grand Capodistria, premier chef d'État du pays nouveau-né, qui allait lui faire tant de bien quand des salopards l'ont trucidé ; le général Makriyànnis, figure étonnante, demi-fou que je suis en train de traduire ; et plus encore que ces grands noms, un personnage oublié de tous.

François Charles Hugues Laurent Pouqueville (1770-1838) eut une existence extraordinaire, de quoi écrire un roman — ou plusieurs. Prêtre à vingt-et-un ans, royaliste, il manque se faire tuer par les Sans-culottes ; bientôt séduit par les idées nouvelles, il se défroque (mais restera toujours, dit-on, très croyant) et manque se faire tuer par les royalistes ; il devient instituteur, puis chirurgien, ce qui lui vaut d'être emmené par Bonaparte en Egypte ; au retour il est fait prisonnier par des pirates Barbaresques puis par les Turcs ; un pacha du Péloponnèse le prend pour médecin officiel, il explore la région, apprend le grec moderne ; transféré à Constantinople, libéré en 1801, il rentre en France et se consacre à l'archéologie ; en 1805, son premier ouvrage, Voyage en Morée et à Constantinople, lui vaut la notoriété ; Napoléon l'envoyant comme consul général à Janina où gouverne le célèbre Ali Pacha, il reprend ses voyages, en Grèce continentale cette fois et en Albanie ; il note minutieusement tout ce qu'il voit et entend ; il est le premier à traduire les chants populaires, avant Fauriel, deux-cents ans avant moi ; révolté par la cruauté d'Ali Pacha, il lui tient tête au péril de sa vie ; on le rapatrie en 1822, alors que les Grecs n'ont pas encore acquis l'indépendance, et c'est la fin de ses aventures. Membre de l'Académie et de diverses sociétés savantes, il publie de nombreux livres qui soutiennent résolument le combat des Grecs et vont influencer l'opinion publique, devient célèbre et meurt tranquillement dans son lit.

Serait-il davantage resté dans les mémoires sans ce nom un peu farcesque ? Je l'ai rencontré pour la première fois en traduisant L'âme du miroir, étrange et beau roman historique de Stavroùla Dimitrìou (une douzaine de lecteurs dans la version française), où il fait une brève apparition. Du coup je lui ai consacré une page — aucun souvenir de l'avoir écrite — dans les Brèves n°176. En fait je le connaissais sans le savoir, sous un autre nom plus risible encore, et ce depuis ma tendre enfance ! Notre homme, dans ses dernières années, devenu parisien, fréquenta les salons, dont celui de la comtesse de Ségur, qui le met en scène dans Quel amour d'enfant, roman peu connu que je lis dans les Brèves de ce mois-ci (n° 259). M. Tocambel, c'est lui ! Qui l'eût cru ?

La comtesse ne dit rien du passé de son personnage, vieillard doucement farfelu, juste un peu ridicule mais qui lui inspire une vive sympathie. Chacune des deux moitiés du personnage et fascinante, et la réunion des deux, si disparates, plus encore.

Du coup ma douleur enfantine se réveille. Pouqueville, tu me manques ! Chevaucher avec lui dans la Grèce primitive, encore ottomane, oui, ce serait bien, quoique dangereux ; il faudrait que je suive ses aventures comme les scènes d'un film, protégé par une sorte d'écran. Mais celui qui me tarde le plus de rencontrer, allez comprendre, c'est l'autre, le père Toc, comme on l'appelle dans le roman, et cette fois ce ne seraient pas des images, je me trouverais pour de bon dans le salon de cette chère comtesse, présente à quelques pas de nous, j'aurais à côté de moi cet homme admirable, ce bienfaiteur de tout un pays, ce héros oublié, et quelle joie profonde ce serait de lui dire merci camarade, en grec, en lui serrant la main.


Illustration d'Émile Bayard.
Pouqueville/Tocambel


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°259 en mai 2025)