TOUS LES MÊMES


Curieuse époque. D'un côté, la barrière entre les deux sexes est plus poreuse que jamais. Passer de l'un à l'autre devient presque banal, et l'espace entre les deux est sans cesse plus densément peuplé. Ceux que Proust, dans Sodome et Gomorrhe, appelle les hommes-femmes, et leur équivalent féminin, n'ont plus autant besoin de se cacher qu'il y a un siècle. (Dans nos pays civilisés du moins.)

Je vois évidemment d'un bon œil cette évolution, laquelle ne me concerne pas directement, même si ma condition d'incurable hétéro, dans le milieu culturel où j'évolue, m'apparaît désormais, de plus en plus, comme un choix de vie un peu plan-plan. Les êtres participant des deux sexes me semblent en théorie plus complets, plus riches, ils ont en eux toute l'humaine condition. Et puis j'ai une infirmité : la phobie des frontières. Ceux qui brisent les barrières, ou du moins les sautent, sont en principe mes amis. Ce brassage des sexes devrait normalement installer entre nous tous une bonne entente bénéfique.

Je ne suis pas aveugle : dans la pratique, je vois qu'il reste du chemin à faire. Je suis, comme pas mal d'entre nous, atterré par le raz de marée homophobe et misogyne qui déferle sur le monde. La planète est actuellement aux mains de sinistres porte-couilles, déshonneur de l'espèce humaine. Ils sont inévitables, inamovibles. Leur espèce va sans doute survivre un peu à la nôtre, avant qu'ils ne s'entretuent. Mais là n'est pas mon sujet.

Ce que je déplore aujourd'hui est sans doute moins grave, mais plus étonnant, plus choquant. Je veux parler de ces femmes que leur combat féministe amène à renforcer la barrière au lieu de la briser, et qui s'opposent à l'autre sexe avec une virulence tristement virile. Quelle tristesse que ces femmes-hommes. Quel gâchis que ce ghetto malsain. Pour ces guerrières, la femme n'est pas égale, mais supérieure, nimbée d'une aura éclatante. Je me pose la question soudain : à leurs yeux, les femmes qui deviennent hommes sont-elles des traîtres à la matrie, ou gardent-elles un peu de leur gloire antérieure ? Les hommes qui deviennent femmes sont-iels pleinement admis.es dans la sororitée, ou traînent-ils à jamais le boulet d'une tare originelle ?

Je sais, j'ai déjà évoqué le sujet il y a quelques mois, mais c'était à propos d'un roman de Chloé Delaume, dont on connaît le peu de goût pour la nuance. Cette fois, celle qui me les coupe n'est pas une exaltée notoire, mais une philosophe a priori réfléchie. Manon Garcia, après avoir assisté au terrible procès Pelicot, en a tiré un livre intitulé Vivre avec les hommes. Un pervers profond ayant recruté 70 clients pour violer sa femme endormie, l'autrice en conclut que ces hommes ont pu agir sans se sentir coupables à cause d'une société patriarcale qui maintient le pouvoir des hommes sur les femmes. (Il y a sûrement du vrai.) D'où la question qui la hante : «Peut-on vivre avec les hommes ?» Tous les hommes — «à des degrés divers», nuance-t-elle — sont complices. C'est un fait incontestable que cette «complicité pratiquement omniprésente» des hommes français avec le patriarcat.

«Tous les mêmes.» Cette phrase, elles sont plus d'une à me l'avoir lancée à la figure — dans un moment de colère, soit. Quant à moi, j'ai sûrement dit «Toutes les mêmes» un jour, bien que ma mémoire l'ait charitablement effacé. Cette phrase, d'ailleurs, est-elle vraiment scandaleuse ? Elle me rappelle cette remarque du regretté Cabu : «Mon beauf, c'est moi...» Et il ajoutait : «...quand je ne me surveille pas». Phrase admirable — très cher Cabu, tu mériterais d'être femme.

Mme Garcia n'a rien inventé. Tous les mêmes, il suffit de creuser profond. Chacun de nous, homme ou femme ou je ne sais quoi d'autre, a tout en lui. Tout homme est un violeur potentiel, les impuissants mis à part (et encore), et toute femme est capable de dire ou d'écrire des conneries. Certaines et certains se surveillent, d'autres non, voilà tout.

Et moi, en attendant, je me sens un peu perdu. On dirait que je plane dans une bulle à l'écart du monde réel. Je ne sens aucune tension entre les femmes et moi. J'aime leur compagnie, rares sont les exceptions, et à tout prendre c'est celle que je préfère. J'ai toujours été spécialement gentil avec elles — trop peut-être ? Mais voilà qu'à cause d'un livre, je les regarde à présent d'un autre œil. Leur douceur est-elle un masque ? Les plus affectueuses elles-mêmes nous préparent-elles une révolution ? Avant que celle-ci n'écrabouille les salopards que nous sommes, dites-moi vite, madame : que dois-je faire, concrètement, pour abattre le Patriarcat et mériter enfin votre pardon ?


...est-il une solution ?
Le matriarcat...


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°258 en avril 2025)