Je suis hilare, il y a de quoi : deux types à côté de moi caressent joyeusement ma barbe. Ces deux amis chers s'appellent Jean Echenoz et Pierre Michon — pour moi, les deux plus grands écrivains français vivants. Quand je nous regarde sur cette photo encadrée, dans un coin de mon bureau, je m'imagine soudain, moi petit bonhomme, tutoyant Flaubert et Maupassant, ou Balzac et Stendhal, ou La Bruyère et La Fontaine. Echenoz, Michon et moi ! J'ai du mal à y croire.
Ce jour-là, pourtant, en 2007 aux journées de Guéret, où je viens de causer en public, je ne me sens guère intimidé par eux. Ces messieurs sont d'un abord facile, ne se prennent pas pour des stars ; nous nous fréquentons de loin en loin ; j'ai voué ma vie aux mots comme eux, ils viennent de m'entendre, ils savent avec quelle passion minutieuse je les lis et les commente ; pour eux je fais partie de la confrérie, et elle est douce ta barbe, Michel.
Chercher à rencontrer les auteurs que j'aime n'est pas pour moi une obsession, mais si l'occasion se présente, je ne la rate pas. Dire merci, cela fait plaisir, et faire plaisir est un plaisir. Sans compter que j'ai toujours des questions à poser à l'écrivain, y compris des questions techniques, celles qu'en général il préfère et qu'on lui pose rarement. Si en plus il est grec et que je dois le traduire, sa façon de bouger, de parler, de lire ses textes, me fournira, j'espère, des indications précieuses.
Une chose m'étonne cependant : rencontrer un auteur, si célèbre et imposant soit-il, ne m'a jamais fait trembler de trac. Qu'André Dhôtel ne m'ait pas intimidé, passe encore : le vieil homme qui m'a reçu chez lui était la simplicité même, et surtout ses livres ont toujours tenu en moi une place particulière. Les lire, ce n'est pas admirer d'en bas une montagne, c'est marcher côte à côte avec l'auteur dans une forêt. Nathalie Sarraute, elle, j'étais depuis mes dix-huit ans son admirateur transi. J'ai eu la chance de l'interviewer deux fois, chez elle, mais je ne me souviens de rien, sinon des hauts plafonds et de mon magnétophone cafouilleux. Je ne l'avais vue qu'en photo et ne l'ai pas reconnue. La seconde fois, à quatre-vingt-quinze ans, c'était encore quelqu'un d'autre, un tout petit bout de femme.
Les auteurs grecs ? J'en ai fréquenté des dizaines. Ce sont des êtres en apparence normaux, des compagnons de travail, souvent des amis. On dîne ensemble, on plaisante. Ils bichonnent en moi leur voix française. Loin de me faire peur, ils me rassurent. Un seul m'a vraiment fasciné : Yòrgos Himonas. Avec son air de prince ténébreux, adossé à ses livres obscurs, c'était un personnage inoubliable. Après notre première entrevue, quittant l'ombre de son bureau, dans la rue sous un soleil triomphal, j'ai dû m'asseoir.
Cependant l'écrivain qui m'a poussé à écrire ces pages n'est pas lui, mais Peter Handke, dont l'œuvre ne me bouleverse guère, dont les prises de position pro-serbes m'ont contrarié, alors pourquoi tant d'émotion ce jour-là ? Qu'est-ce qui m'a pris ? L'effet de surprise peut-être : je suis tombé sur Handke par hasard, non pas dans son cadre officiel, dans l'exercice de ses fonctions littéraires, mais dans la forêt de Meudon près de chez lui, marchant dans la broussaille à l'écart du sentier, courbé en deux, cherchant des champignons sans doute. Je n'avais rien à lui dire, mais ç'a été plus fort que moi : je suis allé vers lui en disant, Monsieur Handke, je voudrais vous serrer la main. Ce que j'ai fait, sans un mot de part et d'autre. C'est là le mystère : ce besoin de toucher cet homme-là. Comme si d'une main à l'autre un fluide caché m'était transmis, comme si ce roi qu'est toujours l'écrivain, plus ou moins, avait le pouvoir de guérir en moi je ne sais quelles écrouelles.
Handke n'avait pas encore eu le Nobel, mais j'ai rencontré un autre nobélisé, le Chinois Gao Xingjian, autre exilé chez nous. C'était en 2000, l'année de son prix, et je l'ai interviewé chez lui, dans un immeuble pourri sur les hauteurs de Bagnolet. Il n'avait pas le sou, son appartement n'était meublé que de ses toiles, car il peignait aussi, et si j'ai failli l'oublier ici, c'est qu'une fois de plus la rencontre avec un personnage passionnant ne m'a laissé aucun souvenir. Auraient-ils un côté fantôme, les écrivains ?
Les musiciens ? J'ai vu en 1964, du fond de la salle, Igor Stravinsky octogénaire diriger ses Feux d'artifice, cloporte boitillant jusqu'à l'estrade où il se changea soudain en oiseau de feu — à peine si je le voyais à travers mes larmes. Je me suis approché de Ianis Xenakis, je lui ai même parlé. C'était une soirée mondaine, du genre que je connais uniquement par les films. Lui aussi semblait s'ennuyer. Je suis allé lui parler de son compatriote Himonas : la musique de l'un me semblait faite pour les textes de l'autre. J'aurais mieux fait de le laisser s'ennuyer tout seul. Au bout de quelques secondes il m'a envoyé balader. Himonas ? Pour lui, ça n'existait pas. Il lui fallait Eschyle ou rien.
D'autres fois, j'ai eu la sagesse de m'abstenir. J'avais dix-huit ans quand une amie de mes parents m'a proposé de rencontrer Robert Bresson. Qu'aurait-il pu échanger, le petit dadais, avec le grand homme ? Alain Resnais, dont les films ont balisé ma vie, je n'ai eu ni l'occasion, ni vraiment le désir de lui parler. Je me rendais compte que le respect allait me paralyser. En apprenant sa mort, cependant, j'ai versé des larmes. Tout surpris. Ça alors ! J'avais donc aimé cet homme comme un père, et jamais je ne lui avais dit merci.
Mais je dois enfin l'avouer : ceux dont la présence physique m'a le plus troublé, ce ne sont pas mes grands frères ou mes oncles les artistes, mais ces étrangers, ces extra-terrestres : les coureurs cyclistes. Ils sont faits d'une autre pâte que nous. D'avoir souffert dans leur corps comme des damnés, ils sont devenus des espèces d'anges. Ils ont été acclamés pendant quelques années sur les routes comme aucun littérateur ne le sera jamais, et le reflet de cette lumière aveuglante les suit à jamais. Georges Ramoulux, Dominique Forlini, Camille Le Menn, ces noms-là ne sont plus connus que dans les EHPAD, mais ces trois retraités paisibles que j'ai rencontrés un jour ont gardé pour moi une aura visible de moi seul. Les voir dans la pénombre, si longtemps après leurs années de lumière, c'est émouvant comme de voir surgir des voyageurs qu'on croyait morts.
Louison Bobet, l'idole des années 50, s'en souvient-on ? Carnac, été 1958. J'ai dix ans. Mes parents et moi passons en voiture devant une pharmacie quand Bobet en sort. Bobet ! Ma mère : Dis-lui bonjour ! Je baisse la vitre fébrilement. Bonjour, monsieur Bobet ! Bonjour mon petit. Il a l'air triste, mais moi, au contraire, me voilà illuminé au dedans, comme sainte Bernadette enfant qui vient d'avaler l'hostie.
C'est tout ? Eh oui. Je voulais frimer avec mon name-dropping, et pour finir je trouve tout ça un peu maigre. Ajouter Pascal Quignard, Bernard-Henri Lévy et Paul-Loup Sulitzer, croisés jadis — séparément ! —, n'arrangerait pas les choses.
Le vrai frisson, c'est en rêve que je le connais, de temps à autre, lorsque je m'imagine en compagnie des Grecs illustres d'autrefois que j'ai traduits. Les morts sont des géants. Je me retrouve au XVIIe siècle en Crète avec Cornàros, au XIXe sur l'île de Zante avec Solomos, à Prèveza au XXe avec Karyotàkis. Je ne leur dis pas combien de lecteurs ils ont en France, pourquoi les attrister ? Je voudrais m'agenouiller, leur baiser les mains, mais ils serrent les miennes et me remercient ; qu'ils parlent français ou non, ils voient que ma traduction est en vers et cela les émerveille. Peut-être vais-je empêcher Karyotàkis de se suicider ? Me voilà déjà reparti pour Le Pirée où Kavvadìas et Theano sa jeune muse m'invitent à déjeuner, ils aiment le balancement de mes vers, ce serait bien de rester avec eux mais l'apothéose m'attend, Alexandrie, où m'accueille un vieux monsieur courtois, un peu maniéré : le légendaire Cavàfis. Dans un français parfait, orné d'une pointe d'accent anglais, il me remercie gentiment pour ma traduction et sort aussitôt une looongue liste de remarques et suggestions, sur quoi, paniqué, prétextant d'aller aux toilettes, je m'éclipse et rejoins dare-dare la réalité.
Constantin Cavàfis chez lui. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°255 en janvier 2025)