Nous avons beau avoir brisé leurs statues,
nous avons beau les avoir chassés de leurs temples,
les dieux n'en sont pas morts le moins du monde.
Ô terre d'Ionie, c'est toi qu'ils aiment encore,
de toi leurs âmes se souviennent encore.
Lorsque sur toi se lève un matin du mois d'août,
une vie venue d'eux passe en ton atmosphère ;
une forme adolescente, parfois,
aérienne, indécise, au pas vif,
passe au-dessus de tes collines.
Ce poème de Constantin Cavàfis (anciennement Cavafy) fut composé entre 1886 et 1911. Sans doute mon préféré entre tous ceux qu'il écrivit, c'est lui qui passe dans ma mémoire quand je lis le nom du poète. Il réunit les deux versants de sa poésie, ses deux passions : la Grèce antique et l'amour des garçons. Il ressuscite les dieux antiques de la façon la plus juste, ou du moins celle où je me retrouve le mieux : non pas vivants et officiels comme avant la dictature chrétienne, mais vivants à demi, différemment, hallucination, simple souffle de vent, et pourtant capables, tels des fantômes, de nous hanter plus que certains vrais vivants. Ce dieu perdu s'incarne dans ce que le poète adorait plus que tout : un beau jeune homme. Ceux qu'il a tenus dans ses bras — un don des dieux, en cette époque-là, si hostile à ce genre d'amour — devaient avoir eux-mêmes, à ses yeux, quelque chose de divin.
Si Cavàfis était chrétien au fond, il ne l'a guère montré.
J'aime l'église — ses lumières,
ses chandeliers d'argent, ses bannières,
ses icônes partout, sa tribune à l'arrière.
Quand j'entre là, dans notre église grecque,
au milieu des odeurs d'encens,
des voix des prêtres et des chants,
la majesté des célébrants,
aux gestes graves et intenses,
aux vêtements pleins de magnificence,
me ramène au glorieux passé de notre peuple,
aux grandes heures de Byzance.
Ce poème de 1912 brille par l'absence totale de ferveur religieuse — une ferveur qui imprègne au contraire, délicatement frémissante, l'évocation du petit dieu païen.
L'Ionie, comme les dieux d'autrefois, est un paradis perdu. Cette région côtière de l'Asie Mineure, autour de Smyrne la magnifique, fut dans l'Antiquité le plus brillant foyer d'hellénisme. Lorsque Cavàfis écrit son poème, l'Ionie reste largement peuplée de Grecs (ils en seront bientôt chassés), mais elle souffre depuis des siècles sous le joug turc.
Dans ce poème que Cavàfis fignola pendant vingt-cinq ans, chaque mot, chaque syllabe compte. Mais, je l'avoue, c'est dans ma version française que je ne me lasse pas de me le réciter.
On n'est jamais totalement satisfait de sa traduction. En travaillant sur des vers libres, le plus souvent, je joue à cache-cache avec le rythme : même si je sais en principe quel nombre de syllabes et quelles coupes intérieures il me faut à chaque vers, pour certains d'entre eux je n'y arrive pas, je dois parfois me contenter d'un résultat un peu boiteux, ou un peu plat, en comptant sur le vers suivant pour me rattraper. Dans ce poème-là, me semble-t-il, musicalement tout se tient, vers après vers, j'ai un sentiment d'exactitude, de plénitude. Je ne pourrais pas faire mieux. Sentiment rare...
Ai-je beaucoup travaillé sur ce poème ? Aucun souvenir. Sans doute pas. L'original nous guide parfois d'une main ferme.
Nous avons beau avoir brisé leurs statues,
nous avons beau les avoir chassés de leurs temples...
Rythmes bancals (4+7, 4+5+3) pour dire des choses désagréables, et créer un contraste avec la suite.
les dieux n'en sont pas morts le moins du monde.
Ô terre d'Ionie, c'est toi qu'ils aiment encore,
de toi leurs âmes se souviennent encore.
Lorsque sur toi se lève un matin du mois d'août,
une vie venue d'eux passe en ton atmosphère ;
Un décasyllabe suivi de quatre alexandrins, rythmes bien assis, affirmation solennelle, répétée.
une forme adolescente, parfois,
Dix syllabes, mais le rythme intérieur se fait soudain évanescent, indécis, pour accompagner l'apparition du dieu.
aérienne, indécise, au pas vif,
Le sommet du poème. Moment magique : mon 3+3+3 bien-aimé, qui combine déséquilibre et équilibre, légèreté et insistance, trouve ici sa place idéale.
passe au-dessus de tes collines.
Octosyllabe, rythme pair pour une fin paisible.
«Au pas vif», écris-je. Le grec, lui, évoque un «passage rapide». Dans l'original, tout porte à croire que le dieu vole, alors qu'en français je le fais aussi marcher. J'y suis contraint par des raisons techniques (il me faut absolument ce 3+3+3), mais ce dieu mi-volant, mi-marchant me semble aller dans le bon sens, en rendant la vision plus étrange et mystérieuse encore.
Jusqu'ici, on pouvait se croire dans un de mes Carnets du traducteur. Mais les frontières entre mes rubriques sont poreuses, et la fin que voici nous amène au Journal infime.
J'ai évoqué naguère ici même, en février 2022, mes talismans : des poèmes ou des passages de prose parmi les plus précieux, qui nous tiennent compagnie, qu'on se répète parfois comme des mantras dans les moments douloureux. Quand l'imposant recueil de poèmes qu'on a enfin traduit, dont on croyait qu'il parlerait à tout le monde, est accueilli par un silence total. Quand un roman grec génial, qu'on a traduit dans l'allégresse, qu'on est sûr d'avoir servi au mieux, est massacré par l'éditeur.
Il y eut naguère certains poèmes de Sakhtoùris, un de Karyotàkis, et aussi une de mes phrases à moi dans Transports solitaires. «Terre d'Ionie» aujourd'hui est de ceux-là. De ceux qu'on se murmure, aérienne, indécise, au pas vif... aérienne, indécise, au pas vif...aérienne, indécise, au pas vif...
Les mots, ce baume dont on masse l'endroit qui fait mal. Feu de bois dans le froid. Lanterne dans la nuit.
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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°253 en novembre 2024)