LE BHOUTAN JUSQU'AU BOUT


Je ne suis pas allé à Paris pendant les Jeux, je ne les ai pas regardés sur mes écrans : j'y aurais passé des heures, je me connais, alors que j'étais lancé dans un marathon de traduction plus important pour moi que tout le reste. Mais quand les Jeux sont venus à moi, je ne pouvais décemment les snober. Ils ont honoré cinq fois notre petite ville : la course cycliste des hommes et celle des femmes ont longé le quartier des Bruyères, là-haut sur le plateau, à l'aller puis au retour ; les trois marathons (pour les hommes, pour les femmes, et l'épreuve pour tous) ont suivi le même chemin au retour, tandis qu'à l'aller ils passaient carrément devant chez moi, au pied de mon jardin.

Le passage des courses cyclistes est pour moi l'enfance retrouvée. Une commémoration de grands instants passés. Jusqu'au milieu des années soixante, plusieurs d'entre elles nous rendaient visite chaque année, puis tout a disparu — à part, de temps à autre, la dernière étape du Tour de France, qui passe chez nous à une allure d'escargot, exhibition vaine et dérisoire. Cette fois, ce sont de vraies courses, et le retour à la tradition a en même temps un visage nouveau. Ma bonne ville n'a jamais accueilli de marathon, et à ma connaissance, aucune course cycliste n'a emprunté la route des Gardes qui monte aux Bruyères et en redescend. Je la verrai désormais, cette route, avec d'autres yeux, après ce baptême qui soudain l'anoblit.

Pas de caravane publicitaire aux Jeux, ce n'est pas la foire comme au Tour de France ; dépouillé de l'accessoire, le rituel se trouve ici réduit à l'essentiel : une très longue attente, nécessaire, afin que monte lentement la pression, puis des motos, puis des voitures, puis une clameur lointaine qui se rapproche, les voilà au loin, tout de suite ils sont là, on voudrait tout voir, tous les maillots, tous les visages, on ne voit rien, déjà leurs dos s'éloignent, on est abasourdi, déçu, et cela est bon ; cela fait partie de la magie, une magie que les directs à la télé, où l'on suit la course pendant des heures, ont tuée : les dieux doivent être entrevus le temps d'un éclair.

Une course cycliste étant un cérémonial très codifié, il suffit de la moindre entorse au protocole pour que tout bascule dans l'étrange. J'attends la course des hommes ce matin-là, j'imagine un peloton groupé avec tous les cadors célèbres, mais voilà soudain cinq inconnus dans des maillots aux couleurs insolites, sans aucune inscription publicitaire dessus, comme rendus à une pureté originelle : cinq petits gars à la peau foncée, venant d'Afrique ou d'Asie sûrement, des sans-grade échappés très tôt, qui savent ne pas pouvoir aller au bout. Pendant dix minutes, le temps que les favoris débouchent enfin tous ensemble, on se sera cru transporté dans une autre course, un autre temps, dans un pays où les prisonniers s'évadent, où les valets paradent à la place des maîtres.

Les femmes ? C'est la première fois que je les vois courir en vrai. Celles que je regardais à la télé parfois dans les années quatre-vingt étaient, je crois, plus massives, avec de larges popotins souvent ; celles-ci sont plutôt gracieuses, solides mais fines, et je suis ému surtout par les plus attardées, deux ou trois noires mignonnes, toutes jeunes, qui lèvent des yeux accablés vers la terrible côte qui les attend. Mais qu'elles soient premières ou dernières, toutes sont pour moi victorieuses : ce qu'elles ont gagné, c'est le droit de courir au même titre que les hommes, et même si cela ne date pas d'hier, je salue ce triomphe avec allégresse, comme si c'était le premier, plus heureux encore peut-être que si j'étais l'une d'elles.

Le marathon pour tous accueille vingt-mille participants sur le même parcours que les champions. Partis du centre de Paris à vingt heures, les premiers passent devant chez nous cinquante minutes plus tard ; le défilé va durer pendant plus de quatre heures, joyeusement applaudi ; je repense aux années de ma jeunesse où tous voyaient dans le marathon une torture inhumaine, une folie, et pour une fois je me sens plutôt fier de nous tous, tandis que les ricanants contempteurs du sport me font plus que jamais pitié.

Pour admirer les as du marathon, je me suis placé aux Bruyères, en haut de la dernière côte, aux deux-tiers du parcours. Ils passent un par un, des Éthiopiens et des Kenyans d'abord, un blanc égaré parmi eux, mais ils se ressemblent tous, visage fermé, comme sourds aux acclamations, tellement concentrés que la souffrance n'apparaît pas, et j'ai l'impression de voir passer comme dans un rêve les différentes incarnations d'une seule et même personne. Un seul membre de la confrérie se distingue : le Kenyan Kipchoge, double champion olympique et favori de la course, que je vois arriver loin des premiers, son visage cachant mal sa souffrance et sa détresse, et qui abandonnera dans la descente un peu plus loin, applaudi avec affection et respect.

Mais là aussi, le plus beau, c'est les femmes. Il y a cinquante ans, le marathon leur étant interdit, la toute jeune Chantal Langlacé prit le départ en cachette, et l'officiel qui tentait de l'arrêter fut vite ceinturé lui-même par les spectateurs. La pionnière fit un très bon temps, loin devant beaucoup d'hommes chevronnés. Bénie soit sa désobéissance, qui a ouvert la voie. Quel chemin parcouru depuis...

Cette fois je me suis placé dans la côte, que les filles avalent presque aussi vite que les hommes, les Noires en tête là aussi, plus minces que les cyclistes, genre gazelle-araignée, immatérielles. Une ovation les accompagne toutes, les Françaises à peine plus applaudies (il est vrai que les spectateurs étrangers sont nombreux), et moi, là encore, au lieu de joindre ma voix, trop attentif, trop ému, je les salue d'un silence religieux.

Les attardées défilent, cette Népalaise doit être la dernière, mais non, pas de voiture-balai derrière elle. Commence une attente interminable. On n'a pas le droit de traverser, tout au long du parcours des barrières délimitent un espace inviolable, sacré. Enfin, une demi-heure après l'avant-dernière, la voici : un petit bout de femme en maillot rouge, venue du Bhoutan, plutôt boulotte, l'air d'une naine courant après des géantes. Mais non, elle court toute seule, pour elle-même, elle trottine plutôt, appliquée, obstinée, portée par une grande vague d'encouragements. Je me dis que dans cette foule aimante dont je me sens si proche, il doit y avoir, statistiquement, un tiers de fachos, et cela fait du bien de l'avoir oublié un moment.

L'enfant du Bhoutan ira jusqu'au bout, la fameuse maxime faussement attribuée à ce vieux réac de Coubertin, comme quoi participer, c'est l'essentiel, allègrement violée pendant tous les Jeux, se trouvera confirmée par elle in extremis, et l'image qui me restera des épreuves sportives de ces Jeux éclatants, l'humble image, c'est elle qui s'éloigne, toute petite, au pied de la méchante côte raide comme un mur, à la fois Cendrillon, Chaperon rouge et Petit Poucet, suivie par une meute de voitures semblables à des vautours — mais non, elles veillent patiemment sur elle, et nous aussi, tous, nous veillons sur elle, c'est notre enfant.


3 h, 52 minutes, 59 secondes.
Kinzang Lhamo.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°251 en septembre 2024)