Quand je pense à Jacques Lacarrière, je pense à la Grèce, bien sûr, et pourtant je l'ai rencontré ailleurs. J'ignorais tout de lui, voilà un demi-siècle, quand il m'a fait traverser la moitié de la France à pied. J'ai lu son Chemin faisant avec allégresse et jalousie : mes petites vadrouilles pédestres à moi pâlissaient devant son grand voyage où il avait tant vu, tant vécu et si bien raconté. Son célèbre Été grec, un peu plus tard, a sûrement joué un rôle dans ma décision de faire un tour en Grèce, pays qui avant lui ne m'attirait guère. Plus tard encore, d'autres parmi ses livres m'ont charmé, instruit, nourri. Il a réussi, avec Les hommes ivres de Dieu et Les gnostiques, à me passionner, moi le mécréant, pour des histoires de mystiques tordus. Les inspirés du bord des routes a touché en moi l'amateur d'humbles merveilles et j'ai admiré, dans Ce bel aujourd'hui, l'étonnante ouverture au présent de cet arpenteur de passés profonds. Tous ces livres ont agrandi mon horizon, m'ont fait respirer plus largement.
Notre rencontre en chair et en os a eu lieu en 1985 dans un TGV. Être invité aux toutes jeunes Assises de la traduction d'Arles, débutant moi-même, cela me semblait déjà prodigieux, mais me retrouver assis à côté du grand homme, je n'en revenais pas. Il fut simple et gentil pendant ce voyage, de même que par la suite.
Le lendemain, nous causions face au public, chacun avec son auteur ; le sien, c'était une star, Còstas Taktsis, dont il avait traduit naguère Le troisième anneau, fabuleux roman qu'il avait découvert avant les Grecs eux-mêmes. Le débutant effarouché que j'étais avait rédigé laborieusement son spitch, craignant de bafouiller, tandis que lui, vieux routier, improvisait avec aisance et brillant.
C'est grâce à lui que je me trouvais là. Il avait apprécié mon premier travail et soufflé mon nom aux organisateurs. Deux ans plus tard, il m'a proposé de traduire à sa place pour Gallimard un autre livre de Taktsis, La petite monnaie. Et bien plus tard encore, il m'a invité à traduire la moitié des rebètika de La Grèce de l'ombre. Il trouvait, m'a-t-il dit plus tard, une certaine parenté entre nos façons de traduire, au point de voir en moi un héritier. Il y avait en effet, dans ses traductions, ce qui pour moi est le plus précieux : une chaleur, un souffle, une vie. Jamais esclave du mot-à-mot, il traduisait en poète. Je serine toujours à mes apprentis traducteurs une phrase essentielle qu'il prononça cette année-là aux Assises d'Arles, et que j'appelle le théorème de Lacarrière : «Une fausse note est moins grave qu'une erreur de tempo».
Traductologie mise à part — mais tout n'est-il pas lié ? —, je crois que malgré ma vie rangée de petit prof, il me devinait humainement assez proche de lui : je n'avais sans doute pas les semelles de vent de ce grand voyageur dans le temps et l'espace, mais moi non plus je ne mettais pas la cravate. Il appréciait sûrement que je ne sois pas universitaire : cet homme bienveillant — je ne l'ai jamais entendu dire du mal de quiconque — était férocement détesté par au moins deux confrères traducteurs, deux piliers de Sorbonne, qui ne pouvaient même pas dire son nom sans s'étrangler. «Lacarrière et Volkovitch, ces deux salauds», déclara un jour je ne sais lequel d'entre eux, consécration flatteuse qui me mit en joie.
Par la suite, nos chemins se sont croisés plus d'une fois, dans divers lieux où l'on nous invitait ensemble, en France ou en Grèce. Un sommet : la soirée Taktsis à Beaubourg en 1988, où l'écrivain, entouré de nouveau par ses deux acolytes, fut acclamé par une salle pleine, quelques semaines avant sa mort tragique.
Lors d'autres Assises, dans les années 90, lors d'un déjeuner, j'ai assisté à la rencontre la plus insolite qui soit : qu'ont-ils bien pu se raconter, Lacarrière et Meschonnic, son contraire absolu ? J'ai tout oublié, sauf mon inquiétude pendant tout le repas : le sourcilleux théoricien, qui devait juger très incorrectes les traductions du poète errant, allait-il piquer l'une de ses colères homériques, ou nous infliger un mépris glacial ?
Autre souvenir, mais sans lieu ni date : Jacques me présente à une dame inconnue ; Volkovitch, dit-il, un peu éméché sans doute, Volkovitch a huit enfants naturels en Grèce ! (Flatteur aussi, mais très exagéré).
Le plus bel épisode : ce retour de Grèce en avion, où sans nous être concertés nous nous retrouvons, une fois de plus, assis l'un à côté de l'autre. Et nous sommes les deux seuls, dans cet énorme avion, à être partis en voyage avec un Opinel en poche. L'Opinel, ce merveilleux petit couteau tout simple, compagnon et emblème du routard, du paysan, de l'artisan, du bricoleur, n'est-il pas pour le traducteur un totem idéal ? La traduction n'est-elle pas un voyage lent, un bricolage patient, un artisanat humble et fier ? Jacques et Michel ne se voient-ils pas en jardiniers, plutôt manuels qu'intellectuels ?
Les argousins de l'aéroport nous les ont confisqués, nos Opinels, évidemment : ils ont dû les trouver louches, ces deux individus non répertoriés, chasseurs-cueilleurs de mots, bergers de phrases, survivants des temps anciens avec leurs canifs ringards.
Je ne suis jamais allé voir Jacques dans son repaire bourguignon, mais il m'a reçu dans son pied-à-terre parisien, une fois, dans la cuisine, comme on fait à la campagne. Dans ses dernières années, il s'est éloigné de la traduction et de la Grèce, et les contacts entre nous se sont faits plus rares. Tandis que Nadeau est devenu pour moi une sorte de père, Lacarrière, plus jeune (vingt-deux ans nous séparent) restera plutôt un oncle aimable et admiré, une figure tutélaire bienfaisante et un peu distante.
En écrivant mon premier livre, Le bout du monde à Neuilly-Plaisance, j'ai beaucoup pensé à lui. Je pensais marcher dans ses pas en cheminant dans les banlieues à la recherche de beautés secrètes. Il ne m'a pas lu. S'il fallait que j'en veuille à tous ceux qui ne me lisent pas, j'aurais bien peu d'amis. Et si je ne n'ai pas existé pour lui en tant qu'écrivain, avoir occupé si pleinement la case traduction suffit à mon bonheur.
À sa mort en 2005, Silvia, sa femme, s'est tellement démenée pour lui, notamment à travers l'association Chemins faisant, qu'aujourd'hui le disparu reste présent. Et voilà qu'en ce début d'été il fait de nouveau irruption dans ma vie.
Le troisième anneau étant épuisé depuis longtemps, on parle enfin de le rééditer. On me sollicite pour le retraduire ! Je réponds que je ne peux pas, que marcher sur les plates-bandes du maître serait un sacrilège ; que certaines retouches seraient sans doute bienvenues, mais n'allons pas plus loin. On me répond qu'on veut tout refaire. Je regarde d'un peu plus près et me rends à l'évidence : on a raison. Lisant, il y a plus de quarante ans, le travail de l'ami Jacques, je n'avais rien trouvé à redire. Cette fois cela me saute aux yeux : trop de fausses notes, un tempo trop lent, trop compassé. On sent que le traducteur ne maîtrise pas encore assez la langue, et surtout qu'à cette époque lointaine, il y a soixante ans, il est contraint, comme l'ensemble des traducteurs, à faire usage de cette langue académique, à la fois molle et empesée, que j'appelle le français d'éditeur, et qui aujourd'hui encore n'en finit pas d'agoniser.
Jacques n'était pas aveugle. Retravaillant un jour la première page du livre avec des apprentis traducteurs, il fut le premier à dire, avec une modestie que je n'ai jamais prise en défaut, qu'il aurait fallu tout reprendre. Je ne sais ce qu'il penserait de mon Troisième anneau à moi qui peu à peu prend forme ces jours-ci, mais je suis sûr qu'il approuverait son existence, et cela m'aide à surmonter ma gêne. N'a-t-il pas dit : «Je me suis toujours senti en confraternité et non en rivalité avec les gens qui traduisaient les mêmes auteurs que moi» ? (Certains confrères devraient en prendre de la graine...)
J'avance donc sereinement, un œil sur le grec, l'autre sur la version du tonton, heureux de ce compagnonnage, de cette rivalité amicale, et j'ai plaisir à lui emprunter ses trouvailles, ou à m'apercevoir qu'il avait trouvé les miennes avant moi.
Reste à savoir si je fais bien en lui cherchant des poux dans la tête en public. Je ne le ferai pas ailleurs qu'ici même, où je parle à un petit cercle d'amis. Et puis, suis-je bien sûr de faire mieux que lui ? Certains lecteurs, brusqués par mon français ramassé, nerveux, seront plus à l'aise avec sa prose ample et tranquille ; mon souci d'exactitude leur semblera besogneux, ses approximations lui paraîtront poétiques ; quelques-uns enfin lui donneront la palme sans examen, tout simplement parce que c'est lui ; et son Troisième anneau paru jadis en Folio, devenu rarissime, se vendra sur Internet à prix d'or.
Jacques, vers l'an 2000. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°250 en août 2024)