Ma petite ville somnole. Des flots de voitures la traversent matin et soir et des tas de gens y travaillent dans des bureaux, mais depuis bientôt soixante ans elle est privée de ce qui l'enfiévrait, certains dimanches aux beaux jours, et la soulevait au-dessus d'elle-même : le passage des courses cyclistes.
C'était un rituel. Toutes les grandes courses, le Grand Prix des Nations, Bordeaux-Paris, le Tour de France presque toujours, venaient chez nous. Après Versailles et la côte de Picardie, la dernière, dix kilomètres avant l'arrivée, les coureurs dévalaient la longue descente par Ville-d'Avray et Chèvres jusqu'à Boulogne et le Parc des Princes, passant devant notre jardin comme des flèches. On avait bloqué la circulation des heures à l'avance, déroulant un grand tapis neuf pour la cérémonie, et j'attendais depuis de longues minutes, penché à la rambarde, lorsque mon père me rejoignait au petit trot, alerté par les klaxons des voitures suiveuses et les cris joyeux de la foule.
Combien de courses ai-je vu passer ainsi dans mon enfance ? Je crois bien me souvenir de toutes. Les Nations ? Deux fois. Bordeaux-Paris ? Deux fois. En douze ans ! Mais c'est très peu ! Il faut dire qu'en ce temps-là mes parents, presque tous les weekends, m'emmenaient dans de longues vadrouilles en voiture, et j'avais beau râler sec, je les implorais en vain.
En 1967, le Parc des Princes, bouffé par le football, a démoli sa belle piste rose et les coureurs nous ont désertés à jamais. Aujourd'hui le Tour de France daigne encore nous visiter à l'occasion, mais c'est toujours au début de l'ultime étape, simple défilé qui compte pour du beurre. Ces messieurs passent à une allure pépère en papotant, un jour ils ont même sablé le champagne en lâchant le guidon, et devant pareil sacrilège on se sent humilié. Quant au Grand Prix des Nations et à Bordeaux-Paris, ils n'existent plus, et après tout c'est bien ainsi. En plus de leurs dimensions fabuleuses (cent kilomètres contre la montre pour la première, quinze heures d'effort pour la seconde), leur disparition les a rendues plus légendaires encore.
Les exploits de quelques héros dans les deux courses, Jacques Anquetil au premier rang, on en parle encore, on en parlera toujours, ils ont contribué à les faire entrer toutes les deux dans l'Histoire. Mais cette année, comme tous les ans vers la mi-juin, c'est à une autre épreuve que je pense, bien oubliée, que je m'en vais chanter ici comme il convient : sans tambours ni trompettes, à mi-voix.
Elle s'appelait les Boucles de la Seine. Les coureurs parcouraient longuement l'Île-de-France en suivant les méandres du fleuve avant de rejoindre Paris et le Parc des Princes. Celui qui donna son nom à la course — un beau nom qui fait rêver, en montrant la Seine en femme à l'onduleuse chevelure — était sans doute un peu poète. Je ne m'en suis pas avisé jadis étant gamin, mais j'aimais déjà confusément ce nom, avec son allusion aux tours et détours d'un cours d'eau paresseux, contraste réjouissant avec l'idée de compétition. Ce n'était certes pas un grand événement, et cela, justement, rendait ces Boucles plus humaines. On ne les ouvrait même pas aux étrangers, ce qui leur donnait un côté familial, intime. Nous étions entre nous, avec en prime la certitude rassurante qu'un Français allait gagner, chose précieuse à l'époque : le gamin était plutôt chauvin — il l'est un peu resté, avouons-le, du moins dans le domaine du sport.
De nos jours, on peut suivre une course d'un bout à l'autre sur un écran ; bientôt les coureurs auront une caméra sur leur casque et l'on verra ce que voit chacun d'eux. Rien de tel en ce temps-là : on endurait d'abord une attente interminable, puis des bolides bariolés passaient comme un éclair entre deux haies de clameurs, vision affreusement fugitive et d'autant plus merveilleuse.
Les Boucles de la Seine m'ont échappé plus que toute autre course. Si j'ai assisté — plus ou moins — à quatre de ses éditions, ce ne fut jamais depuis mon jardin-balcon, comme l'exigeait le rite, et toujours à la sauvette.
1956. La poisse : on m'emmène voir le cirque de Moscou. Cette année-là, suite aux travaux dans l'avenue principale de la ville, notre rue étroite et sinueuse à flanc de coteau accueille un peloton pour la première et dernière fois de sa vie. C'est presque du cyclo-cross. Nous rentrons juste au moment où passent les derniers attardés.
1957. Tout compte fait la meilleure année. Ils partiront tout près de chez nous, au pied de la méchante côte des Bruyères. Les voilà ! Ils arrivent de Boulogne avec une lenteur souveraine, tous groupés, ils vont sans doute s'arrêter un instant, ces demi-dieux, on pourrait presque les toucher, je pourrais en reconnaître certains, je consulte la liste des engagés mais pan ! le vrai départ, le troupeau s'ébranle sans un regard pour nous ni hâte excessive et le temps que je repère à son dossard un seul d'entre eux, Jean Dotto, excellent grimpeur qui pourtant musarde en dernière position, les demi-dieux nous quittent. J'aimerais tant être un jour parmi eux, les voir s'en aller sans moi c'est déjà terrible.
1958. Je ne sais pourquoi, nous les regardons passer dans la descente sur Versailles après la côte du Cœur-Volant. Là encore, on a manqué les premiers. Le peloton est morcelé en plusieurs paquets, je ne reconnais personne évidemment, sauf Jean Bobet, le frère de Louison Bobet mon idole, reconnaissable à son maillot de couleur jaune et ses lunettes d'intello. Mauvais jour pour lui, mauvais dimanche donc pour moi, il est dans les derniers, il n'en peut plus, le frère de mon dieu souffre comme un damné, et son visage hébété de fatigue va rester gravé en moi, image aussi nette que le dos du petit Dotto qui s'éloigne.
1959. Je suis au lit, cuvant une hépatite. On m'interdit formellement de descendre au jardin. Cette année-là, donc, la rage au cœur, je ne vais pas voir la course, mais l'entendre. Klaxons, acclamations : les premiers passent. Deux minutes plus tard, nouvelles acclamations un peu moins nourries : le groupe des poursuivants. Puis trois ou quatre petits pelotons, encouragés de moins en moins fort, on croit que c'est fini, et soudain, au passage des derniers, une ovation immense : il y a parmi eux le chouchou de la foule, le doyen du peloton, Jean Robic.
Cette année-là, c'est Roger Hassenforder qui a gagné. Le journal L'équipe a titré somptueusement : LES BOUCLES DE L'HASSEN. Wikipedia ne le rappelle pas, mais donne le palmarès complet de la course avec pour chaque année le nom des trois premiers. Ils pédalent tous désormais dans l'autre monde. Quant à moi, survivant boitillant, je descendrais encore au jardin si les Boucles de la Seine, mortes il y a un demi-siècle, daignaient ressusciter ne serait-ce qu'une fois — même si les successeurs de mes idoles d'enfant sont désormais des extra-terrestres sans visage, casqués, lunettés de noir, reliés par l'oreillette à on ne sait quelle base dans la stratosphère. Mes chers dieux disparus, si humains, je ne vous en aime que davantage.
Bien avant... |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°249 en juillet 2024)