SŒURCIÈRES


Sœurcières


Ça commence dans Télérama, où j'apprends la parution d'un nouveau roman de Chloé Delaume, Phallers (Points). Phallers ? Ce mot inventé désigne des femmes soudain dotées d'un étrange pouvoir : elles font imploser, rien que par la pensée, le sexe des hommes. La jeune héroïne, qui mutile ainsi, sans savoir qu'elle pouvait le faire, un homme qui la draguait lourdement, est aussitôt prise en charge par un groupe d'autres mutantes. Elles ont constitué un groupe de combat, préparent des expéditions punitives anti-mecs et l'histoire s'achève en holocauste de quéquettes.

Pas de quoi s'émouvoir, me dis-je d'abord. Il est normal que la jeunesse de l'auteure, cruellement perturbée, la poursuive encore à coups de fantasmes violents. On connaît par ailleurs sa présence à la pointe extrême du mouvement féministe, au sein d'une frange virulente qu'on suppose aussi minoritaire que sonore.

Quelque chose me gêne cependant. La journaliste de Télérama, magazine plutôt pondéré d'habitude, que j'estime au point d'y être abonné, accueille cette histoire idiote avec un enthousiasme sidérant, louant «le faste de sa syntaxe et de son vocabulaire», mais aussi son sujet. «Insurpassable est la drôlerie de Chloé Delaume, (...) haute en couleur, hautement courageuse, ô combien précieuse.»

Qu'est-il arrivé à Mme Télérama ? Cette boucherie sanglante, ça la fait rire ? Intrigué, j'achète le bouquin. Je l'ai lu, me dit la jeune vendeuse avec un doux sourire, je me suis bien amusée.

Je rêve.

Delaume a écrit de bons livres, j'en ai lu deux ou trois jadis, et celui-ci est rédigé d'une plume alerte, comme on dit. J'adore, par exemple :


Il croit que le plan consiste à se rendre chez l'ennemi et le zigouiller. Le truc c'est que l'ennemi, il est drôlement nombreuses.


Que la lutte contre le viol amène à violer la grammaire, pourquoi pas ? C'est de bonne guerre. Se taper tout un livre pour tomber sur ça, ce n'est pas perdre mon temps. Mais quant au fond, la lecture de celui-ci ne fait qu'aggraver mon malaise. Ça vous fait rire, les filles, vraiment, ces histoires de bites changées en viande hachée ? Holà, calmos, le vieux, rétorquent-elles, tu ne vois pas que tout ça c'est une grosse blague ? OK, je reconnais que le côté outrancier de la fable la désamorce en grande partie. J'imagine que dans la réalité les plus violentes en paroles, Delaume en tête, ne feraient pas de mal à une mouche, n'empêche que ce «c'est une blague», c'est précisément ce que répondent les Importunator quand on se fâche contre eux... Or on sait que derrière toute blague il y a du sérieux caché. Et ne serait-ce qu'imaginer une violence aussi glauque, même pour de rire, ça me paraît malsain, voire pathologique.

Delaume concède, il est vrai, du bout des lèvres, que tous les hommes ne sont pas des porcs :


Pas tous, n'est-ce pas, pas tous. Mais la minorité des couillidés alliés n'est pas notre sujet.


L'histoire tout entière, en fait, sue la haine de l'homme. Les pages les plus terribles, finalement, sont moins les scènes gore que la description détaillée, joyeusement complaisante, de la confrérie (pardon : de la consororie) des châtreuses : c'est une secte, une sinistre milice. La violence qu'elles réprouvent chez les hommes, elles la leur reprennent, l'intériorisent, devenant le copié-collé de l'ennemi. Parmi les mots savoureux que forge notre autrice-castratrice, il en manque un : machote. Il colle comme un gant à ces hommoïdes. Autant le mot fraternité m'émeut, autant son pendant, sororité, me débecte. L'un ouvre, l'autre ferme. Dans sororité, ces filles voient une aurore, et moi j'y entends une horror cachée. Un combat féministe sans les hommes, désolé, pour moi c'est un apartheid.

N'y avait-il pas, soldat Delaume, des choses plus constructives et plus fines à dire sur la relation entre femmes et hommes ?

Je ne suis sûrement pas le seul agacé. Je consulte Babelio : Phallers est «plein d'humour», «ça explose de sororité», c'est «génial et jubilatoire». Sur Internet, la presse plussoie : «aussi puissant que drôle», «méta-hilarant» etc. Pas une seule critique négative, pas la moindre réticence.

J'essaie de me dire que certains journalistes sont sûrement d'accord avec moi, mais qu'exprimer la moindre réserve leur vaudrait sarcasmes et pilori. Passer pour un vieux grincheux ? un scrogneugneu ? un complice des violeurs ? Leur courage a ses limites. Hurlons avec les louves. Le roi est nu, mais faisons semblant d'admirer ses fringues.

Je ne me convaincs qu'à moitié. Je me sens soudain très seul. On dirait que j'ai dérivé hors du monde réel, lequel, désormais, est uniquement fait d'affrontements sanglants. Je vis dans une bulle et mes proches aussi. Je ne connais pas personnellement de machos dégueulasses. Mes amies auxquelles je résume ce fichu bouquin me disent toutes qu'elles ne supportent pas les ultra-féministes, qui font tant de tort à la grande cause. Mais peut-être me soutiennent-elles par bonté d'âme, pour ménager mes vieux jours, me jugeant incurablement non-violent ?

Parlant de bonté, comme c'est drôle, cette affaire fait remonter en moi mon vieux fonds chrétien. Il y a en moi, vis-à-vis de ces viragos, moins de colère que de compassion. Je n'ai pas envie d'attaquer ces guérillères, mais plutôt de leur donner le bisou de paix. Là, là, n'aie pas peur, Chloé, moi pas méchant, les méchants sont sans doute moins nombreux que tu ne penses, et les méchantes aussi ça existe. Tu as raison, Michel, mais comprends-moi, j'ai mon public, une image hard à entretenir... Je reconnais que c'est puéril mon truc, ce côté je me venge youpi, mais cogner, tu vois, ça soulage... Tu ne peux pas juger, toi, tu n'as jamais subi cette violence-là...

Ni aucune autre, il me semble. Fouillant ma mémoire, tout de même, je découvre, sinon une agression sexuelle, du moins l'ombre d'une. À quinze ans je voyageais seul en train pour la première fois, quand le monsieur à côté de moi, bien habillé, sentant bon, gentil, m'a soudain caressé le poignet. J'ai tout de suite compris. J'ai été pris d'un tremblement, presque une envie de vomir. S'être mis dans un tel état pour si peu de chose aide à comprendre qu'après une attaque plus grave on puisse passer toute sa vie à débloquer.

Un autre souvenir, quelques années plus tard : mes amis maoïstes, avant, pendant et après 68. Couper les couilles aux capitalistes ne leur faisait pas peur, en paroles uniquement bien sûr, et les horreurs de la révolution culturelle chinoise ne les affligeaient pas outre mesure. En fait, c'étaient pour la plupart des garçons en or, qui avec le temps sont devenus tout à fait sensés, paisibles et doux — sans pour autant renier le rêve d'égalité de leur jeunesse. La pathologie qui nous occupe ici n'est sans doute pas nettement générationnelle, vu l'âge avancé de certaines guerrières, pour celles-là c'est sans doute foutu, mais espérons que le passage des années rendra les plus jeunes délicieusement fréquentables. Et en attendant, les filles, je proclame solennellement la pureté de mes intentions à votre égard, et je propose même, tant que j'y suis, la création d'un label attestant le non-machisme de son porteur, assorti d'un badge à porter bien en évidence, c'est plus sûr.


Certaines femmes, heureusement, ne les soutiennent poing...
Tendresse, douceur ? C'est plus la mode !


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°248 en juin 2024)