BRÈVES

N°248 Juin 2024



Bonheur de retrouver Carcassonne. Non pas la ville haute avec ses grandioses remparts, plus entouristée que Montmartre, mais ce qui est pour moi le cœur véritable de la ville, son haut-lieu caché, près de la rivière : la Maison des mémoires où René Piniès et une poignée de bénévoles servent la poésie. Grâce à eux, la petite flamme tremblante ne s'éteint pas. Un public fervent nous y accueille toujours. La salle est pleine en ce début mai pour découvrir le film d'Henry Colomer, Des voix dans le chœur, où trois traducteurs de poésie ouvrent leur atelier. Le cinéaste est là, ainsi que deux des protagonistes : Sophie Benech et moi. Après le film et une riche discussion, nous vendons nos livres, Sophie étant éditrice elle aussi. J'admire les belles couvertures de ses éditions, Interférences, et le contenu semble à la hauteur avec un catalogue de rêve à dominante russe : Akhmatova, Andreïev, Babel, Chalamov, Grossman, Pilniak, Tchekhov, Tsvetaïeva, Zamiatine... La Russie de A à Z.

Avant de repartir, vadrouille dans les environs.

La France regorge de beaux paysages, de charmants villages et de petits musées méconnus. On pourrait passer des mois et des années sur ses routes.

À Sorèze, au pied de la Montagne noire, les grands bâtiments sévères de ce qui fut pendant des siècles une abbaye-école célèbre dans tout le pays. Elle fut aussi rude que réputée, ses élèves ont dû en baver affreusement, mais c'est plus fort que moi : la vue d'une salle de classe ancienne reconstituée sera toujours un moment d'émotion profonde, une vision de l'Éden.

À Revel, petite ville somnolente, non loin d'une superbe halle, voici le Musée du bois dédié aussi bien aux arbres qu'au bois travaillé. Il y a là des chefs-d'œuvre d'ébénisterie, mais le moment fort, c'est pour moi la petite salle où les arbres de Jean-Luc Favero, créatures de rêve en même temps qu'intensément réelles, dessinées au brou de noix sur des feuilles tirées de vieux livres de comptes, envoûtant palimpseste, nous entourent et nous suivent une fois partis.


...ou partiellement rêvés ?
D'après nature, peut-être...

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Côté lectures, les Brèves de ce mois méritent leur nom. Deux livres lus ces derniers jours manquent à l'appel, partis dans d'autres rubriques (les frontières entre elles se faisant de plus en plus poreuses) : ils appelaient de trop copieux commentaires.

Le Dictionnaire amoureux de la traduction, confié par M. Plon à Mme Kamoun, occupe à lui seul, sous le titre «Amour et traduction», le dernier Carnet du traducteur. Pas facile d'exposer brièvement mes sentiments mêlés à l'égard de l'ouvrage, et d'expliquer pourquoi j'en conseille finalement la lecture, ses défauts n'étant pas moins instructifs, après tout, que ses qualités.

Quant à Phallers, le dernier bébé de Chloé Delaume, il colonise le Journal infime, rien de moins. «Sœurcières», que ça s'appelle. Ce brûlot néo-féministe, avec sa misandrie galopante et son art de la provoc, réclame une analyse minutieuse, d'autant que sur ce sujet glissantissime, le moindre mot mal pesé peut vous faire mitouer vite fait.


Une échelle vers le succès.
Josée Kamoun

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Autre grosse lecture du mois, Jérôme de Jean-Pierre Martinet a daigné rester dans ces Brèves. Publié en 1978, discrètement reçu (un comble pour ce bouquin tonitruant), réédité par l'excellent Finitude, il est resté six ans sur mes rayons sans que j'ose l'ouvrir : je le savais terrible, ce roman, avec son héros, raté intégral, qui se vautre dans le sordide, la douleur et le désespoir sur près de 500 pages.


La manière dont je l'avais traitée était peut-être encore plus ignoble que le meurtre de monsieur Cloret. Pour un assassinat moral, sans doute, il n'est pas de pardon. Par ce crime, voulu, patiemment recherché, consciencieusement, méticuleusement, voluptueusement perpétré, je me punissais, certes, je prenais le cilice, je progressais encore un peu dans les régions marécageuses du dégoût de moi-même, j'arrivais même, lentement, à ressentir une douleur qui se transformait peu à peu en une joie étrange, presque surnaturelle, un peu comme un croyant qui, après sa mort, voit pour toujours se refermer devant lui les portes du paradis et se met à pleurer de bonheur.


Quel souffle. Imprécations et prophéties galopent échevelées tout au long d'immenses paragraphes,


car tout cela pourrit en vous, votre âme se corrompt lentement, bientôt votre visage ne sera plus qu'une immonde bouffissure, votre sexe tombera en poussière et des anges noirs vous dévoreront le ventre, les poils de votre cul serviront de perruque aux sorcières de la nuit


et tout le livre est un torrent tournoyant, grouillant, frénétique et par moments halluciné, une descente aux enfers où l'auteur salue au passage ses frères de géhenne, le Job de la Bible, Dante, Dostoïevski, Kafka, le grand vent par moments balayant même les virgules, puisque


le désir était mort la joie était morte les marécages remontaient vers la brume du ciel on pataugeait on s'enlisait on clabaudait les habitants du cimetière Kolokovo me faisaient des signes amicaux le printemps foutait le camp en marche arrière comme un joueur de tango ivre Bérénice princesse d'Orient en exil arpentait la rue Bronchette avec des gestes de noyée Lisa rêvait en serrant les poings qu'elle avait quatorze ans et qu'un avenir merveilleux s'ouvrait devant elle mamame remontait le cours du temps revenait vers sa jeunesse étreignait le corps radieux de son mari Paris n'était plus qu'un faubourg de Saint-Pétersbourg et je m'étais mis à marcher obstinément du mauvais côté de la rue.


Comme Jean-Pierre Martinet du mauvais côté de la vie.

En mourant certains vont en enfer, dit-on. Lui a quitté le sien avant ses cinquante ans, à bout de souffle, tandis que ses romans, et surtout Jérôme, son chef-d'œuvre, courent toujours, vivants, débordants comme jamais.


La tête de l'emploi...
L'auteur.

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Survivre n'est pas évident. À preuve, les juifs de Grèce. Chassés d'Espagne à la fin du XVe siècle, réfugiés dans Thessalonique alors sous domination turque, ils y furent longtemps, et ce jusqu'au XXe siècle, la population majoritaire. Les Nazis les envoyèrent à Auschwitz, d'où n'est revenue qu'une poignée d'entre eux.

Ils avaient là leur propre cimetière, immense. Il est mort lui aussi. On l'a rayé de la carte pour agrandir la ville. Les pierres tombales ont été recyclées en matériaux de construction. On ne peut pas ne pas les rencontrer, un peu partout, en se promenant dans la ville.

Martin Barzilai, petit-fils d'un des rares juifs saloniciens rescapés, est parti à pied sur leurs traces. De ses patientes explorations est sorti un livre : Cimetière fantôme, aux éditions Créaphis. On y trouve d'abord ses photos : des dalles, entières ou en fragments, plus ou moins visibles, dans des rues ou des espaces verts, qui nous font signe dans une belle lumière un peu sombre. Les accompagnent des extraits du journal de bord du photographe, les témoignages d'une dizaine de personnes, juives ou non, liées d'une façon ou d'une autre à la recherche de ce passé perdu, et les interventions de deux historiennes, Annette Becker et Katerina Králová.

Même si l'on aime la Grèce, on se désole de voir l'ancienne «Jérusalem des Balkans», peuplée à 80% par des juifs en 1900, grande cité cosmopolite, devenue gréco-grecque, platement monochrome, tout comme Alexandrie, Smyrne-Izmir et Constantinople-Istanbul. Et surtout on s'étonne jusqu'au malaise d'apprendre avec quelle aisance les habitants grecs de Thessalonique ont occulté ce riche passé, encouragés en cela par le nationalisme imbécile (pléonasme) des gouvernants successifs du pays et par un antisémitisme encore vivace, hélas. Certains Saloniciens avouent avoir largement ignoré pendant longtemps la présence juive dans leur ville ! Ce qui est devenu impossible aujourd'hui, le passé remontant désormais à la surface, allant jusqu'à gagner une existence officielle, et même si le meurtre du cimetière fut un acte blasphématoire d'une grande violence, il y a quelque chose de consolant dans ce récit du combat de quelques Justes, et aussi dans le destin de ces pierres de mort, profanées, dispersées, qui revivent sous forme de fantômes, non plus dans leur ghetto funèbre, mais dans la ville entière qu'elles hantent à jamais.

Le livre existe-t-il en version grecque ?


Tache de lumière dans la grisaille.
À gauche, encastrée dans le mur.

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Je lisais Hamlet, quelque part entre l'Autriche et l'Italie, un matin de neige qui rendait l'aube plus vive et avait l'air d'aider le jour à entrer dans le compartiment où je venais de passer la nuit, où maintenant Hamlet se battait contre ses démons sans parvenir encore à fendre les ombres qui traversaient sa nuit danoise. Bien sûr j'étais tout à fait inquiet de savoir ce qui allait arriver à Hamlet mais bientôt, dans mon Hamlet à moi, il y avait de la neige et bientôt la neige était vraiment là, de l'autre côté de la vitre, et bientôt Hamlet lui-même était comme un fantôme qui dansait sur la neige au-dehors jusqu'à disparaître. Ce jour-là, j'ai compris que je n'étais pas fait pour lire des livres dans les trains, que si Hamlet lui-même ne résistait pas au manteau blanc de la neige dehors, alors c'est que ma vérité la plus profonde, ma vérité la plus intérieure ne se trouvait pas dans les livres mais bien à l'extérieur, de l'autre côté de la vitre et que le seul vrai grand livre que je rêvais de lire, il n'avait pas besoin de cette forêt de phrases enchevêtrées sur la page, mais était plutôt fait de cet alphabet secret et placide dont les caractères flottent et bougent au gré de l'air le long des talus, au gré des ciels qui plongent et se relèvent à mesure des fils électriques qui les scandent.


Si je cite aussi longuement le Vivarium de Tanguy Viel, récemment paru chez Minuit, c'est pour trois raisons.

D'abord, elle est superbe, cette page, vaguement proustienne, même si Proust affirme au contraire que la vraie vie est dans les livres.

Ensuite, dans ces Brèves, je souhaite m'effacer davantage, l'idéal étant de me borner un jour à choisir des extraits à travers lesquels l'auteur se présentera lui-même.

Et enfin...

Enfin, je retarde tant que je peux le moment de parler du livre. Je suis dans mes petits souliers. Tanguy Viel est un romancier que j'adore, l'un de nos meilleurs à mon avis, et l'ayant rencontré trois fois seulement je le considère pourtant comme un ami, l'homme suscitant la sympathie autant que ses romans. Or j'ai du mal avec son Vivarium.

Sans doute suis-je bêtement désorienté par la brusquerie du virage. Après une dizaine de romans, le nouvel opus fait défiler, sous forme de fragments, des méditations issues de rencontres avec


des villes et des fleuves, des souvenirs et des questions, des fleurs et des livres, du vent et des lignes d'horizon.


Un excellent programme en soi, mais le problème est ailleurs.

L'écriture des romans de Viel a beau être très finement travaillée, leurs personnages sont rarement des intellos, l'ambiance et le ton restent familiers ; avec Vivarium, on débarque dans un autre monde, dans les hauteurs de la pensée et de l'écriture, l'homme qu'on a connu en blouson apparaît soudain en costard — si élégamment léger soit celui-ci.

Quand on reste à la porte d'un livre, on en rend parfois responsable l'auteur. D'autre fois, comme ici, je me dis que c'est moi le fautif. Vivarium, c'est fort, profond — trop pour moi. Ça me dépasse. J'ai encore des progrès à faire, à bientôt quatre-vingts ans.


Pas trouvé d'Hamlet dans la neige.
Claude Monet, 1875.

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Autre livre à même de complexer son lecteur : Vision composée, aux éditions Exopotamie, où Pierre Vinclair — l'une des douze stars invitées dans mon Traduire en vers ? — traduit vingt poèmes d'Emily Dickinson, et non content de les traduire, commente pour nous son travail. La formule est rare, mais passionnante, et justifiée par l'extrême difficulté des poèmes. D'autant que Vinclair met la barre très haut : il s'attache à rendre non seulement le sens du poème, mais sa musique.


Car traduire sans rythme et sans rime un poème qui ne dit rien d'autre, en rythme et en rime, que la toute-puissance de la musique, c'est s'assurer que l'expérience — dont la signification n'est qu'une partie — ne passera pas dans la langue-cible.


(Est-il besoin de préciser que ce qui vaut pour le poème en question, donné ci-dessous, s'applique à tout autre poème, puisque tous, explicitement ou non, parlent de musique ?)

Voici donc :


Bind me — I still can sing —

Banish — my mandolin

Strikes true within —


Slay — and my Soul shall rise

Chanting to Paradise —

Still thine.


Le même, vinclairisé :


Lie-moi — je chante malgré tout —

Limoge — ma mandoline joue

Vrai en dedans —


Tue — mon Âme soudain s'envole

Au Ciel dans un air sans paroles —

À toi toujours.


Éblouissant, non ? Alors que la brièveté des vers dickinsonniens rend la tâche à première vue impossible, la poésie est là, qui palpite. Quant aux gloses, qui font appel si nécessaire à Kant ou Hegel, elles sont d'une richesse et d'une pertinence épatantes.

On a rarement vu d'aussi précieuse leçon de traduction. Et le maître n'a que quarante-deux ans ! Qui a dit que la traduction en vers était un truc de vieux crocodiles ?

À noter, pour finir, que Pierre Vinclair traducteur n'est qu'un des avatars d'un personnage multiple et fascinant — mais ceci est une autre histoire.


Vraiment pas belle, et pourtant elle irradie.
Emily toute jeune.

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Le bédéaste du mois : le grand Blutch.

Pas pour son Lucky Luke, Les indomptés, sorti à l'automne, qu'on dit délicieux, mais pour un projet totalement perso : Lune l'envers (Dargaud).

L'avenir. Un auteur de BD célébrissime en panne d'inspiration. Ses éditeurs, sinistres et cyniques. Une jeune femme appelée à le remplacer, sauf que... D'autres femmes, plein de femmes, présentes ou souvenues, on ne sait car tout se déglingue y compris le temps, le lecteur s'y perd, c'est voulu et c'est bien ainsi. S'est-il déjà montré aussi déjanté, maître Blutch ? Somptueux, son grinçant cauchemar ! Angoissant et cocasse à parts égales, et rehaussé par des couleurs étonnantes.


Pas bien compris... Et peu importe.
Mais qu'est-ce qu'elles fabriquent ?

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Au cinéma en mai, trois films seulement, mais quels bonheurs !

Les carnets de Siegfried, chant du cygne de feu Terence Davies, où il explore avec une délicatesse infinie les tourments du poète Siegfried Sassoon, soldat pacifiste et homosexuel inassumé.

Le tableau volé de Pascal Bonitzer. Ce très grand scénariste, original, astucieux, profond et metteur en scène subtil, donne ici une dimension spectaculaire au milieu des commissaires-priseurs — faut le faire.

Et enfin Le deuxième acte de Quentin Dupieux, méditation drôle et amère, déconnante et sérieuse, sur les rapports entre le cinéma et la vie, avec une double mise en abyme vertigineuse et de prodigieux affrontements d'acteurs où s'éclatent Vincent Lindon, Léa Seydoux, Louis Garrel et Raphaël Quenard.

Trois films sortis ces jours-ci. Et les classiques, on y revient quand ?


Invités à Cannes !
Dupieux et ses acteurs

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Cinéma toujours. Plus dure sera la chute, avec pour protagoniste la direction de Radio France. On appréciait, ces derniers temps, la qualité d'ensemble des émissions de France-Inter. Nous avions au moins une station citoyenne, qui nous disait qu'il faut savoir plutôt que ce qu'on a paresseusement envie d'entendre. Une station plutôt à gauche donc, animée par des journalistes sérieux et honnêtes. Or voilà qu'on veut virer un humoriste pour avoir dit qu'Israël était gouverné par une crapule, ce que tout le monde sait ; voilà qu'on veut rogner les ailes à La terre au carré, émission écolo exemplaire, qui donne salubrement l'alerte au lieu de chercher à nous assoupir. Aveugles, les chefs de Radio-France ? Ou totalement soumis aux dangereux inconscients qui officiellement nous gouvernent ?

Il est vrai que La terre au carré est une émission dangereuse, qui nous appelle à protéger l'environnement ! Le combat des Verts, nos industriels et nos paysans en ont une peur bleue, et nos gouvernants ont une trouille noire des industriels et des paysans. On peut sans doute continuer à se battre pour la planète, histoire de se donner bonne conscience, mais sachons-le, c'est foutu, les gars, on n'y arrivera jamais.


Machisme et climato-scepticisme, même combat.
Les climato-sceptiques jettent un froid.

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Lisons pour oublier. Au programme début juillet, Savitzkaya, Morvan, Laforgue, Bourliaguet, Wolf et Etiemble — un peu de tout, comme d'hab.


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Éditions 2024.
Tom Gauld, La revanche des bibliothécaires..








SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


Pour l'homme heureux, penser est un luxe, pour l'homme à qui manque quelque chose, c'est une nécessité.



2


Les souffrances, la maladie, les deuils peuvent également entraîner une nouvelle croissance. Ainsi, le nouveau feuillage des arbres couronne la taille du jardinier.








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