JEUNE DINOSAURE


Pour nous traducteurs, les années 80 furent la décennie prodigieuse. Il y eut d'abord les premières Assises d'Arles en 1984, puis l'installation du Collège des traducteurs dans la même ville, puis en 1990, au DESS de Paris 7 et au CETL de Bruxelles, la naissance des premières formations francophones à la traduction littéraire. Et enfin, logiquement, le premier numéro de TransLittérature juste après.

La traduction, en même temps vieille comme le monde, fut alors un petit enfant qui découvre l'école et qui prend la parole comme un grand. Ceux qui faisaient marcher notre association, l'ATLF, et son émanation chargée d'organiser les Assises, ATLAS, étaient animés d'une ferveur juvénile. Nous étions de hardis pionniers. Ce qui nous arrivait là, ce qui se construisait peu à peu grâce à nos efforts, nous semblait à la fois miraculeux et naturel. Si j'ai raté les toutes premières Assises, ma chance insigne est d'être entré en traduction pile au bon moment et d'avoir vécu aux premières loges le plus beau de l'aventure.

Les Assises de 1985 ont été l'un des moments les plus forts de ma vie. Pour des raisons bassement personnelles sans doute : à ma première visite arlésienne, j'étais invité à causer en public pour la première fois de ma vie, assis sur l'estrade aux côtés d'un homme-légende, Jacques Lacarrière. Mais mon euphorie d'alors venait surtout de n'être soudain plus seul. Je les craignais sévères, prétentieux, tous ces traducteurs, mais non ! Comme ils étaient simples et gentils !

L'ensemble du programme de cette année-là m'a laissé un souvenir enchanté. La table ronde la plus riche à laquelle j'aie jamais assisté là-bas réunissait six grands gaillards brillantissimes autour de celui qu'ils avaient transfusé dans leur langue, le frêle Claude Simon, muet, accablé, comme écrasé par leur science et par le poids du Nobel qui venait de lui tomber dessus.

Certaines stars de la première édition, Antoine Berman, Antoine Vitez, Florence Delay, n'étaient pas revenus, mais nous avions là Henri Meschonnic en personne ! Je ne me souviens pas de lui cette fois-là, mais je fis alors connaissance avec nos deux grands bâtisseurs visionnaires, Laure Bataillon et Michel Gresset, que j'ai bien connus par la suite, et de la merveilleuse musicienne des notes et des mots, Mimi Perrin ; je retrouvai dans le public un de mes anciens condisciples surdoués, Jean-Michel Déprats, devenu à trente-cinq ans l'un des grands serviteurs français de Shakespeare.

Elles furent belles aussi, les Assises d'après : les traducteurs de Queneau furent drôles, ceux de Duras firent oublier l'absence de la diva, Traduire le théâtre en 1989 fut un grand spectacle, et lors des Assises consacrées à Freud l'année d'avant, l'intervention véhémente de Bernard Lortholary contre la traduction pseudo-scientifique des écrits du maître est restée pour moi le sommet de ces années-là, leur symbole.

Nous étions nombreux, ces années-là, à faire le pèlerinage tous les automnes, écoutant, applaudissant, n'hésitant pas non plus à protester s'il le fallait, discutant sans fin dans les restos et les bistrots et jusque dans le TGV du retour, le plus souvent autour des deux Jacqueline, Lahana et Carnaud, qui ont tant compté pour moi elles aussi. Certes, le souvenir embellit tout ; il y eut sûrement des ratages, des frottements, des brouilles, mais j'ai continué longtemps de faire le voyage d'Arles, alors qu'au bout de quelques années, avouons-le, côté traduction, on a plus ou moins fait le tour. C'était devenu un rituel amical, familial. Puis les Assises ont continué sans moi ; aux dernières nouvelles elles se portent bien, avec un public sans cesse renouvelé, tant mieux.

De notre âge d'or nous avons gardé une trace : les Actes des Assises, publiés chez Actes Sud, qui reproduisent chaque année le contenu des trois journées rituelles. J'ai feuilleté l'autre jour, séchant l'AG de l'ATLF, ceux des deux premières éditions, 1984 et 85. J'ai cru marcher dans un cimetière. Les personnages de ce temps-là, pour la plupart, ont quitté ce monde. Laure Bataillon, qui fut à l'origine de tout... La fougueuse Françoise Campo-Timal... François Xavier Jaujard, cultivé jusqu'au bout des ongles... Claire Cayron, pédagogue inspirée... Tous morts bien avant l'heure, comme si la traduction était une activité dangereuse qui très vite vous brûle. D'autres vivent encore, mais à l'écart : Claire Malroux, bientôt centenaire... Françoise Cartano, présidente admirable de l'ATLF jadis, qui s'est retirée de tout si jeune encore...

Vivants dans mon souvenir, ô combien, tous. Ils me manquent.

Malgré les Actes, ce passé-là est en grande partie perdu. L'ATLF ne s'est jamais dotée d'un historiographe. À ma connaissance, elle n'a pas d'archives. Le TransLittérature new look, dans son numéro du cinquantenaire, ignore largement cette histoire ancienne — c'est pour certains, sans doute, une vague préhistoire peuplée de Néandertaliens. Il est vrai que la plupart des nouveaux rédacteurs de la revue, à l'époque, étaient encore en barboteuse. Et ces images d'il y a quarante ans, aux couleurs pour moi si intenses, ne sont plus désormais pour quasiment tout le monde qu'un sépia délavé.

Ce n'est pas seulement une question d'années. Nous avons changé d'époque. L'ATLF a muté. La floraison des années 80 fut favorisée par un gouvernement moins à droite que les autres et par un chef d'État lettré ; nos institutions traductives, aujourd'hui, conformément au goût du jour, et quelles que soient les opinions politiques de leurs dirigeants, semblent gérées plus ou moins dans un esprit néo-libéral macronoïde.

Tant pis si je parais prétentieux : j'ai par moments l'impression que l'ATLF, en m'éliminant l'an dernier, a cherché, plus ou moins consciemment, à faire taire une voix incongrue, liée à un ordre ancien. À éliminer un dinosaure. Tant mieux après tout : mon âge sans cesse plus respectable aurait pu faire un patriarche malgré lui d'un type qui au fond de lui-même sera toujours un sale gamin.


Une pièce de musée...
Les fameux Actes, publiés d'année en année.


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°247 en mai 2024)