BRÈVES

N°247 Mai 2024



Est-ce un hasard ? Dans mes lectures de ce mois, on trouve de l'histoire, de l'essai, du récit autobio, et un seul roman. J'ai pourtant adoré la fiction et je l'aime encore, mais je suis sans doute, avec l'âge, plus conscient de l'infinie richesse du réel, présent ou passé.

Ma mère avait toute une collection de ces copieuses biographies qui apparemment ont du succès, et c'est à celle-ci que j'emprunte, merci maman, l'impressionnant Brunehilde de Roger-Xavier Lantéri (Perrin, 1995).

L'auteur, grand journaliste, se mua en historien pointu pour écrire tout un livre consacré à celle dont il était amoureux : Brunehilde (appelée traditionnellement Brunehaut), qui régna sur le royaume des Francs au VIe siècle. Époque sombre et mal connue, qui surgit là, grouillante, avec ses débris d'empire romain, ses Barbares plus ou moins sédentarisés, ses rois et roitelets en bisbille perpétuelle, s'alliant et se brouillant sans cesse, ses guerres, ses pillages, ses meurtres, ses tortures, avec aussi quelques aperçus trop rares sur la vie quotidienne — celle des puissants surtout. Un vrai roman !

Certains épisodes en mériteraient un à eux seuls. La rébellion du couvent de Poitiers en 589 :


Les nonnes courent les routes, groupent autour d'elles une bande de gens de sac et de corde, attaquent, pillent et occupent leur couvent, transforment un oratoire en fortin, rouent de coups quelques évêques et clercs, se gobergent au cours de joyeuses ripailles et se retrouvent pour la plupart enceintes avant la fin de l'aventure. Et pourquoi ? Parce que, après la mort de Radegonde et celle de l'abbesse Agnès, elles n'ont pas accepté leur nouvelle supérieure, Léoubowère, qu'elles accusent de tous les maux, et surtout de lésiner sur la nourriture.


Si l'on se perd un peu dans cette foule de personnages, deux figures se détachent nettement : Frédégonde, le méchant de l'histoire, d'une noire cruauté, et surtout Brunehilde, princesse wisigothe devenue «la première reine de France». Admirable par sa pensée, son action, si modernes pour l'époque, et son courage, elle mit au monde notre pays avant de mourir torturée par son neveu. Elle s'imposa à une époque où une femme ne pouvait régner, ou alors derrière le paravent de leur mari. Une époque où au concile de Mâcon en 585, messeigneurs les évêques se posèrent sans rire la question : «Les femmes ont-elles une âme ?»

Voilà un ouvrage hautement féministe, où le journaliste que fut Lantéri et l'historien qu'il devint ont harmonieusement collaboré pour notre bonheur.


...portrait d'elle.
Nous n'avons aucun...

*


Une période bien mieux connue : le règne de Louis XIV, dit Louis-le-Grand et de Saint-Simon-le-Grand, qu'il faudrait lire et relire périodiquement, surtout quand on veut apprendre à écrire.

Folio venant de publier à part l'année 1715 de ses fameux Mémoires, cela me donne l'idée d'aller chercher celle-ci dans le volume IV de la Pléiade. Elle y occupe 400 pages ! Année exceptionnelle, il est vrai — celle de la mort du roi et du bouleversement que celle-ci apporte


dans un pays où la longue habitude de l'obéissance aveugle a tellement passé en loi qu'il n'y a plus personne qui imagine qu'il soit permis ni possible de s'y soustraire.


Pages riches en morceaux de bravoure, mais aussi en longs et redoutables tunnels, la minutie du mémorialiste exigeant de nous une solide patience, et ses passions (la généalogie, le protocole...) n'étant pas toujours les nôtres.

Mais les moments les plus connus, morceaux d'anthologie (le portrait de ce roi qui lui inspire des sentiments tellement mêlés, par exemple) sont d'une intensité, d'une grandeur souveraines, et ses passages les plus rébarbifiants, ses longues phrases les plus emberlificotées, hérissées de «qui» et de «que» comme c'était alors la mode, où l'on avance dans la pénombre comme dans le labyrinthe des couloirs du palais de Versailles, sont illuminées çà et là d'éclairs, de vifs bonheurs d'écriture, à la fois lourdes et légères, lentes et rapides — où a-t-il appris, et qu'est-ce qui l'a pris, d'écrire ainsi ?

Raccourcis :


Ses tête-à-tête avec moi (...) rouloient pour la plupart là-dessus, rarement la duchesse Sforze en tiers, et me mettoient à la torture.


Mots inattendus :


...un homme du grand monde comme eux, et comme eux parfaitement décrassé des fatuités de la présidence...


Constructions désinvoltes :


...ses jardins à Marly ; il en revint à Versailles sur les six heures du soir pour la dernière fois de sa vie, et ne revoir jamais cet étrange ouvrage de ses mains.


Le silence régnoit dans ce terrible embarras. Le Roi le rompit par ordonner au Chancelier d'envoyer sur-le-champ chercher le cardinal de Noailles...


Un anar de l'écriture, cet aristocrate à cheval sur l'étiquette... Homme pas toujours facile, capable de haines farouches, mais émouvant au fond, quand il se livre un peu et qu'on le découvre frémissant sous le masque rigide imposé par la Cour et toute la société du temps :


Je revins chez moi comme un homme ivre et qui se trouve mal. En effet, peu après que j'y fus, il se fit un tel mouvement en moi, de la violence que je m'étais faite, que je fus au moment de me faire saigner.


Le plus grand des deux.
Le grand homme.

*


De Saint-Simon à Montherlant, quelle dégringolade !

Nous sommes sous l'occupation allemande ; les premiers textes du Solstice de juin, recueil d'articles, furent écrits juste après la débâcle, en juin 40.

On imagine le moral des Français en berne ; Montherlant, lui, fait bravachement bonne figure :


Par la volonté de quelques hommes, notre défaite a été transmuée immédiatement en une occasion de foi et d'action ; par une sorte de coup de génie, ceux qui prenaient en mains la France ont fait que dans sa chute même elle a cherché le principe de son relèvement.


Le personnage se révèle aussi attachant que prévu : hautain, misogyne, raciste, partisan de la censure...


Sénèque a écrit cette pensée intéressante : «Un enfant ne peut pas mépriser». Il s'agit d'apprendre aux enfants, c'est-à-dire aux hommes, à mépriser, et ce qu'ils doivent mépriser.


Faisons un instant ce rêve, d'une société à qui son gouvernement, par l'organe d'une commission, filtrerait la littérature, la presse, le cinéma, la radio, ne laissant passer, en ce qui concerne les œuvres, que les grandes œuvres. (...) Une sorte d'inquisition au nom de la qualité humaine française.


Quand on ne crée plus, on fait ce que font les femmes : on bavarde et on s'apitoie.


Pour couronner le tout, on imagine en lisant ce copain de Matzneff, ce chantre des vertus viriles, empapaoutant des garçons à peine pubères.

Mais pourquoi perdre son temps à lire ça ? demandera-t-on.

Par fascination pour la période, pour elle-même et aussi parce que mes parents l'ont connue dans leur jeunesse et que je rêve à ce que fut leur vie juste avant que j'arrive. Ce vieux livre remonté de la cave, comme la vie de Brunehilde, ils l'ont lu à sa sortie, l'ayant recouvert d'un papier cristal aujourd'hui tout jaune.

Qu'en ont-ils pensé à l'époque ?

Une seule phrase du livre est soulignée au crayon. Une phrase terrible :


Le monde moderne s'occupe beaucoup trop du malheur d'autrui.


Non, non, cela ne peut pas venir de ma mère...


Et une sale gueule en plus.
Montherlant vers 1940

*


Descendant un peu plus le fleuve du Temps, nous arrivons à aujourd'hui avec Sylvain Tesson.

Pourquoi le lire, ce médiatique personnage, alors que tout ce que j'entends dire de lui m'en détourne ?

Honnêtement, je ne cherche pas à le dézinguer — enfin, je ne crois pas. Je suis prêt à en penser du bien. Il y a dans la reconnaissance des qualités de ceux qu'on n'aime pas un plaisir mi-vertueux, mi-pervers.

Blanc (Gallimard) est le récit d'un voyage que l'auteur et deux amis firent d'un bout à l'autre des Alpes, en hiver, à ski, de 2018 à 2021. Performance athlétique indéniable, avec en même temps une dimension fabuleuse :


Nous poursuivions un rêve d'enfant : l'école buissonnière géante. Nous aimions relier des lieux inaccessibles par des endroits infranchissables.


C'est aussi une ascèse, une aventure spirituelle : l'effort, l'inconfort, le froid, la blancheur omniprésente, envoûtante, l'immense beauté du décor... L'air des cimes est là dans bien des pages, et l'ivresse.


La neige faisait vibrer le silence.


La neige intime le silence au monde.


C'était un rêve où l'effort athlétique remplaçait le sommeil.


La mer a été déployée pour la rencontre. La montagne sert à séparer. La mer étend son parvis. La montagne dresse ses défenses.


Jolies formules, mais souvent gâchées par une tendance à en faire trop.


Ce fut un spectacle de féérie et de cauchemar mêlés comme si les tourbillons d'un incendie de glace descendaient du ciel, s'enroulaient autour de sa silhouette, l'absorbant dans leur brasillement, et le régurgitaient plus loin, au bout de sa trace que la gifle de l'air effaçait d'un revers.


Rien de mieux que ces nuits d'étoiles à boucaner des pensées sur les braises.


La grandiloquence guette, l'auteur écrit comme d'autres exhibent leurs biceps, étalant sa culture et poétisant :


Le matin naissant ouvrait ses fleurs dans l'organisme.


Avec en prime une hauteur, un mépris tranquille pour le vulgaire végétant dans les vallées, qui n'aurait pas déplu à Montherlant, et qui contribue à faire de cette lecture, souvent agréable, un chaud-froid vaguement agaçant, une déroutante partie de montagnes russes avec pics étincelants et tristes pentes.


Un livre vaste et un peu vide.
Immense beauté...

*


Alors, pas de roman ce mois-ci ?

Si, tout de même : La foudre, de Pierric Bailly (P.O.L), rencontré un peu par hasard.

Un berger jurassien apprend qu'un ami à lui, perdu de vue, vient de commettre un meurtre. Il rencontre la compagne dudit, en tombe amoureux, plaque sa compagne à lui, s'installe avec la nouvelle et bientôt l'ami sort de prison... L'intrigue est originale, le personnage du berger existe, rugueux, mal dans sa peau, mal dans le monde, pas follement sympathique et d'autant plus attachant ; les pages sur lui et son troupeau sonnent vrai. Pas mal non plus, l'ami, écolo pur et dur, dans sa bonté raide, le plus beau étant sans doute l'étrange relation entre les deux, l'ami assassin ayant exercé jadis, et exerçant encore à distance, une influence profonde sur le héros.


Je n'avais pas besoin de le voir. C'était peut-être encore plus efficace que si je le fréquentais. (...) Je pensais à lui tous les jours, tout le temps, sans que personne n'en sache absolument rien. Une relation secrète dont il n'était pas au courant lui-même. Il m'avait sauvé de cette histoire chaotique avec Magali, et maintenant il m'aidait (...) à considérer les choses avec calme et discernement, à moins céder à mes impulsions. (...) Je le voyais comme un petit gourou zen, un dieu de poche...


La scène du procès qui condamne l'ami est une satire feutrée mais cruelle des mœurs judiciaires. Toute la fin baigne dans l'amertume, et la dernière ligne offre une chute parmi les plus fortes qui soient. On n'a sans doute pas là le «meilleur roman français 2023», comme l'affirme le bandeau hardiment, l'écriture manque un peu de fermeté, mais le Masque et la plume, dont les émissions sur les livres me laissent plutôt sur ma faim (quand je les écoute), touche assez juste en saluant dans La foudre «un roman populaire de qualité». C'est déjà bien.


On partirait en montagne avec lui plus volontiers qu'avec Tesson — ou Montherlant.
Pierric Bailly

*


La poésie de James Joyce, elle, n'est pas franchement populaire, quel que soit le sens qu'on donne au mot. L'ombre immense d'Ulysse a éclipsé ses deux minces recueils : le premier, Chamber music, publié quinze ans avant et le second, Pomes penyeach, cinq ans après. Une cinquantaine de poèmes en tout, où l'on peine à retrouver la voix du grand homme. La plupart se composent de petits quatrains régulièrement rythmés et rimés, tout à fait classiques, intemporels — avec de rares exceptions dans le second recueil, où seul le titre, vaguement finnegansien, regarde vraiment l'avenir.

Un critique anglais, Thomas Kettle, disait joliment de Chamber music : «C'est clair, délicat, jeu distingué qui ressemble à des harpes, des oiseaux des bois et Paul Verlaine».


In the dark pine-wood

I would we lay,

In deep cool shadow

At noon of day...


Dans le bois de pin obscur

Couchons-nous, amour,

Dans l'ombre profonde et fraîche

Au milieu du jour.


Qu'il est doux de coucher là,

Doux de se baiser,

Où la forêt de pins vaste

En nef est changée !


Tes baisers doux en cascade

Seraient plus mielleux

Dans le souple tourbillon

Que font tes cheveux.


Du côté du bois de pins,

Au milieu du jour,

Viens avec moi maintenant,

Tendre amour, accours.


Le traducteur, Pierre Troullier — l'un des douze traducteurs virtuoses invités dans Traduire en vers ?, la plus récente publication du Miel des anges —, s'est fait un devoir, et une joie sûrement, de transposer en français la musique du poème joycien. Les rythmes et les rimes sont là, le poème coule de source, il semble écrit en français.


...contemplant la postérité.
James Joyce...

*


La BD du mois, Dans l'ombre (Lattès) a quatre auteurs : Édouard Philippe (oui, l'homme politique), Gilles Boyer qui l'aida, voilà quelques années, à écrire le roman homonyme, Philippe Pelaez qui en tiré un scénario et Cédrick Le Bihan au dessin.

Un candidat à la présidentielle, des primaires qui vont s'avérer truquées, des coups fourrés, des coups bas, des coups tout court, la politique est un monde cruel et même nauséabond, on s'en doutait, c'est confirmé avec force. Le dessin, un peu raide, manque de punch, mais le scénario en a pour deux ! Ça cogne avec une belle vigueur, et si l'histoire manque un peu de clarté au début, c'est sûrement exprès qu'on nous laisse un peu dans l'ombre.


...et l'appartchik-narrateur dans son ombre.
Le candidat dans la lumière...

*


On se console aisément de ne pas pouvoir tout lire, mais côté cinéma la frustration est plus douloureuse : à Paris, chaque semaine, sortent deux ou trois films au moins qu'on aimerait voir. La plupart passent près de chez nous, la banlieue n'étant plus le désert de jadis : le SEL à Chèvres où nous allons en chaussons, plus le Colombier à Ville d'Avray, le Normandy à Vaucresson, le Landowski à Boulogne (et le Pathé boulonnais a souvent un bon film dans ses sept salles). Il faut se hâter de les voir, ces films alléchants : beaucoup d'entre eux passent à la trappe en troisième semaine ou même avant.

Ce mois-ci, quatre nouveautés, quatre bonnes soirées.

Yurt de Nehir Tuna nous vient de Turquie. Un adolescent étudie le jour dans une école laïque moderne avant de réintégrer une pension coranique épouvantable, pardon pour le pléonasme, que lui impose un père abruti par la religion. Film autobiographique, on le devine, vibrant de douleur, visuellement superbe, même si un peu complaisant parfois.

Voyage encore avec Sidonie au Japon, où Élise Girard filme avec finesse et tendresse la toujours excellente Isabelle Huppert et la confrontation délicate entre deux civilisations.

Puis voici l'Iran : Chroniques de Téhéran d'Ali Asgari et Alireza Khatami. Onze courtes scènes, une discussion en plan fixe, l'un des interlocuteurs invisible, et à chaque fois la même histoire : un malheureux citoyen se heurte à un pouvoir imbécile. Contraste fascinant entre la pauvreté des moyens et la richesse du contenu.

Voyage encore, mais dans des têtes, avec Averroès et Rosa Parks de

Nicolas Philibert. Des têtes qui vont mal, celles des pensionnaires d'un hôpital psy parisien. Ils sont si touchants dans leur dénuement, leur égarement, et comment fait-il, Philibert, pour les faire parler, agir si naturellement, comme si la caméra n'existait pas ?


Ils marchent sur la tête, admirablement parfois.
L'un des héros de Philibert

*


Je ne dirai rien ici sur les horreurs de Gaza, de peur de me faire lyncher par l'un ou l'autre camp ou les deux. On dit que des deux côtés il y a des foules innocentes et des fous qui les gouvernent, tâchons de croire que les innocents sont nombreux et saluons ceux qui, de part et d'autre, font la guerre à la haine en s'évertuant à recoller les morceaux.

Juste un mot sur la nouvelle autoroute entre Toulouse et Castres que notre prince veut à tout prix construire, méprisant la raison, l'avis des citoyens et le sort de la planète. Dans Le Monde du 28-29 avril, un article de Stéphane Foucart m'apprend pourquoi : cette autoroute enrichira l'un des maîtres de notre président, puissant patron d'un laboratoire pharmaceutique. L'un de ces assassins de la planète, délinquants non déclarés qui n'iront jamais en prison.

Stéphane Foucart, toutes les semaines en le lisant, je lui dis mentalement merci. C'est grâce à des gens comme lui, combattants du désespoir, que sera un peu ralentie la mort de l'humanité.


...vers la fin du monde.
Toujours plus vite...

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Début juin (peut-être pas le 1er), de nouvelles Brèves avec (en principe) Nietzsche, Viel, Delaume, Dickinson, Vinclair, Kamoun, Barzilai et Martinet.


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Chez Dupuis
Will, Franquin, Delporte, L'envoûtement du Népenthès.








SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


Dans la vie il suffit d'avoir abattu sa moisson de kilomètres quotidiens pour se sentir en paix.



2


Lorsque l'homme parvient aux honneurs, c'est déjà qu'il ne les mérite plus.








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