PLUS BELLES QU'AVANT


L'âge venant, je commence à mieux entendre. La musique n'a jamais été aussi belle. Celle des mots, pareil. Je sens mieux qu'autrefois les mouvements des phrases, les pas de danse des vers, les couleurs des voyelles, les saveurs des consonnes. La vieillesse a du bon tout de même. Mais pourquoi faut-il tant d'années d'apprentissage avant d'accéder pleinement à ces trésors ?

Même chose pour la chanson. Je l'ai toujours fréquentée, avec un peu de condescendance vis-à-vis de certains genres sans doute, et maintenant j'ai souvent l'impression de la découvrir, et de comprendre à quel point elle est précieuse. Brassens parolier, par exemple, est pour moi un poète à part entière, même s'il n'écrit pas comme les poètes estampillés de son époque. J'ai parlé plusieurs fois ici même, avec admiration, de plusieurs grands artistes du genre : Michel Emer, chouchou d'Edith Piaf, qui sublimait les pires lieux communs ; Pierre Philippe, mort il y a peu dans un silence total, qui écrivit des bijoux pour Guidoni ou Juliette ; Léo Ferré dont le «Mets deux thunes dans le bastringue» est une fête sonore.

Des chansons, j'en ai traduit des centaines, en calant volontiers mes paroles sur la musique. Elles semblent souvent faciles, simplettes, ces musiques des chansons, mais trouver une mélodie simple n'est pas simple et certaines d'entre elles sont de vraies splendeurs. Ô Kosma, ô Trenet, ô Mc Cartney... On dit que Brassens écrivait toujours la même musique, alors que ses mélodies sont d'une richesse et d'une variété rares. J'aimerais que quelqu'un se plonge dans les mélodies des chansons pour traquer le secret de leur pouvoir, analysant les rythmes, les courbes mélodiques, comme je l'ai fait naguère avec les mots : on aurait là un Verbier musical, dont je suis quant à moi incapable.

Chanter ce qui est écrit, cela aussi c'est tout un monde. Écoutant Brassens, encore lui, je suis aujourd'hui frappé par la subtilité de son jeu avec les rythmes, sa façon de précéder le temps ou de traîner un peu derrière — bref, le swing. Là aussi, que de savantes études à faire...

Ce qui a contribué à me rapprocher de la chanson, c'est évidemment Internet. Ma chaîne étant morte peu avant le covid, depuis trois ou quatre ans j'écoute une nouvelle chanson tous les soirs sur l'écran magique. Toutes sortes de chansons, depuis celles de la Renaissance, Janequin, Lassus, Costeley, jeunes et fraîches pour l'éternité, jusqu'aux plus récentes, françaises ou anglophones ou grecques. Au programme, beaucoup de chanteurs de ma génération aux textes délicieux, plus ou moins connus, Anne Sylvestre, Allain Leprest, Ricet Barrier, Alain Souchon, Henri Tachan, mais aussi des interprètes plus anciens, Damia, Lucienne Delyle, Suzy Solidor, ou plus jeunes que moi au contraire, comme Jeanne Cherhal, et bien entendu les anciens rois de la pop anglophone, Beatles, Beach Boys, Kinks, et d'autres que je ne connaissais pas, Connie Converse, Bonnie Raitt, Nick Drake...

J'écoute et en même temps je vois ! À l'époque, je n'avais que des photos, pas de télé chez nous pendant longtemps. Désormais les chanteurs bougent, et c'est un choc. Celui des Box Tops à la voix de bluesman, Alex Chilton («Gimme a ticket for an aeroplane / Ain't got time to take a fast train...»), c'est un grand ado blanc rigolard ; Eric Burdon des Animals hurlant «The house of the rising sun» de façon déchirante, c'est ce jeunot sapé comme un plouc. Cela peut sembler anecdotique et insignifiant, mais que ceux qui pendant des décennies ne furent que des voix montrent enfin leur visage, alors que ce visage a depuis longtemps disparu, c'est une révélation miraculeuse, comme si ressuscitaient soudain les personnages des livres d'histoire, comme si des êtres de légende se mettaient à exister en vrai.

Parmi les chansons qui comptent le plus pour moi, il y a celles que j'écoutais, prof d'anglais en lycée durant près de quarante ans, avec mes élèves pendant mes cours. Des tubes, des classiques, essentiellement : «Sound of silence» et «Bridge over troubled water» de Simon et Garfunkel, «With God on our side» de Bob Dylan, «Another brick in the wall» de Pink Floyd, «Stairway to heaven» de Led Zeppelin, «Jesus he knows me» de Phil Collins, «Suzanne» de Leonard Cohen, «America» tiré de West Side Story avec les somptueuses paroles de Stephen Sondheim, sans oublier Dire Straits, Lou Reed, Tracy Chapman, Suzanne Vega...

Je leur dois beaucoup, à ces chansons. Ils aimaient ça, les mômes. Au sondage de fin d'année, elles terminaient presque toujours premières à mon traditionnel hit-parade des textes. Elles ponctuaient l'année à raison d'une à peu près chaque mois, telle une récré, un petit bout de vacances. Comme pour les autres textes, j'expliquais en anglais les mots difficiles, nous lisions à haute voix les paroles, moi d'abord, eux ensuite, on discutait un peu, et enfin on écoutait. Les dernières années, au lycée de Chèvres, j'avais, planqué dans une armoire, un lecteur de CD acheté exprès pour ça. Je minutais la séance de telle sorte que la chanson se termine juste avant la sonnerie, ce qui impressionne toujours. Ils écoutaient dans un silence religieux, chose insolite en pareil lieu, d'autant plus émouvante.

La pop anglo-américaine de ce temps-là, je la connaissais moins bien que mes lascars. Le choix venait souvent d'eux et nous avons parfois travaillé, je l'avoue, sur des chansons que je n'aimais pas : «Candle in the wind» d'Elton John, «Sunday bloody Sunday» de U2, ou «Imagine», succès planétaire, sans doute ce que Lennon a fait de moins bon — mais les élèves adoraient faire wou-hou-hooooou avec lui. D'autres, je les ai entendues des dizaines de fois sans que leur charme s'use. Au contraire peut-être.

«Lucy in the sky with diamonds» des Beatles... «Hotel California» des Eagles... Celles-là, chaque fois que je les écoute aujourd'hui, je me retrouve transporté là-bas, dans la salle de classe et en même temps quelque part in the sky. Je revois la dernière heure, la pire et parfois la meilleure, celle où tout le monde est vanné, où l'on s'offre une petite douceur bien méritée, où l'on plane mieux que jamais sur ces musiques célestes.

Je n'aurai donc pas été inutile. Dieu sait que je les aimais bien, ces chers petits, mais à ces moments-là surtout j'aurais pu leur dire ce que je n'ai jamais osé dire, mais il n'est sans peut-être pas trop tard : bande de petits cons, je vous aime.


Nous planâmes.
Affiche d'époque.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°246 en avril 2024)