LES SECRETS DE STANISLAS


Nous allions dîner chez l'oncle Stanislas tous les ans pour les fêtes. Il habitait non loin des Champs-Élysées, dans une rue froide, un appartement où je n'ai jamais vu la lumière du jour. Il y avait là l'oncle, sa femme Hélène, sa belle-sœur Moussia qui vivait avec eux, et nous, ses invités : son fils Vladimir avec son épouse, sa petite-fille Christine, mes grands-parents russes, mes parents et moi le petit-neveu.

On nous introduisait dans le salon et bientôt l'oncle faisait son entrée, pas bien grand, tiré à quatre épingles, affable et sentant bon l'eau de Cologne. Il baisait la main de ma mère, ma chère Mimi, comment allez-vous ? Son épouse et sa belle-sœur ne tardaient pas ; je ne me souviens guère d'Hélène, décédée très tôt, mais je revois Moussia, grande femme aux formes généreuses, aux lèvres d'un rouge éclatant, entourée d'un nuage de parfum, avec sa voix chantante et forrte et son rirre.

Nous étions donc onze à table, plus la cuisinière invisible dans la cuisine où l'on n'entrait jamais. Nous mangions, fidèles à la tradition, des blinis nappés de crème fraîche et de caviar ; puis la corbeille de fruits passait, pleine de physalis, jolis fruits affreusement chers que je n'ai jamais revus depuis.

C'était une invitation au château. On faisait assaut de politesses, chacun se montrait souriant et joyeux — du moins dans mon souvenir. Je m'efforce en vain d'arracher à l'oubli d'autres bribes. J'aurais dû observer davantage, mais j'étais si jeune ; je me doutais bien que Stanislas était un important personnage, mais je ne savais pas que nous avions devant nous un vrai héros de roman.

Je l'ai compris peu à peu ensuite par les récits familiaux, grâce à ma mère surtout, que j'ai interrogée des décennies plus tard, en l'an 2000, peu avant qu'elle ne disparaisse elle aussi.

Né en 1887, Polonais — mais la Pologne était alors annexée par la Russie —, Stanislas devenu médecin est mobilisé en 1914 dans l'armée russe. Il y rencontre l'infirmière bénévole Elena Volkovitch, sœur de mon grand-père Mikhaïl, il l'épouse et leur fils Vladimir naît en 1916. La même année, il fait partie des conjurés qui assassinent le moine Raspoutine, conseiller malfaisant du tsar ; mes tantes vont jurer jusqu'au bout que ce n'est pas son poison qui a tué ; l'oncle, lui, restera muet comme la tombe.

En 1918, fuyant la révolution, il se réfugie en France et organise la venue du reste de la famille, qu'il ne cessera jamais de soutenir. Il est devenu riche on ne sait comment ; doué pour les contacts humains, excellent négociateur, grand voyageur, il consacrera toute sa vie à des transactions plus ou moins mystérieuses et presque toujours lucratives. Dans les années vingt, il a trois domestiques, l'un des tout premiers postes de radio et va régulièrement à Londres en avion. Il a des puits de pétrole en Roumanie, les perd lors de la crise de 1929, n'a plus qu'un domestique mais se refait quelques années plus tard. Il est, dit-on, indestructiblement optimiste.

En 1940 il se réfugie au Maroc et regagne Paris à la Libération. Dans les années cinquante, c'est à New York qu'il se rend en avion, deux fois par mois — chose fabuleuse à l'époque. Dans les années soixante, suite à un malaise cardiaque, il se fait poser l'un des premiers pacemakers et reprend ses activités jusqu'à sa mort en 1976.

«Un aventurier sympathique», concluait ma mère. Elle s'avouait incapable d'éclairer certaines zones d'ombre de sa vie. Pourquoi avait-il déclaré un jour après le dîner qu'il ne supportait pas le froid à Paris, que le seul endroit au monde où il respirait bien l'hiver, c'était Marrakech, mais que s'il y retournait il se ferait tuer ? Et pourquoi ce silence farouche à propos de ses jeunes années ? Pourquoi, après sa mort, son fils avait-il refusé de répondre à la lettre d'une parente de son père, restée en Pologne et réapparue soudain ?

Le mystère de Marrakech, Internet l'a partiellement éclairci : j'y ai découvert les mémoires de je ne sais plus quel personnage, qui évoque les relations marocaines et cachées de Stanislas avec les Américains. Mon grand-oncle était un agent secret !

Mais les grandes révélations sont arrivées il y a quelques mois, près de cinquante ans après sa mort, quand je n'attendais plus rien. J'ai reçu un mail d'un inconnu, habitant un autre continent, qui préparait un livre sur le grand homme. Je ne sais si mes souvenirs à moi lui ont apporté grand-chose, mais ce qu'il m'a dévoilé, par contre...

Il m'a transmis un tas d'informations sur la période de la Grande guerre et de la Grande révolution russe, avec documents et photos. Jamais je n'avais vu Stanislas jeune. Je l'ai sous les yeux en écrivant, en manteau militaire à col de fourrure, il a trente ans et oui, je le reconnais. Et la jeune femme à son côté, c'est sûrement Elena-Hélène.

Marrakech ? D'après mon informateur, notre agent secret aurait trempé dans un complot visant à renverser le gouvernement marocain d'alors... D'où les haines éternelles qu'on imagine. Mais le plus étonnant concerne ses origines. Stanislas Stanislavovitch, c'est le nom qu'il s'est donné en 1915. Le vrai : Samuel, fils de Nahman. Mon grand-oncle était juif.

S'en cacher, c'était sans doute prudent, dans un pays perpétuellement souillé d'antisémitisme. Garder ce secret, c'est sans doute son chef-d'œuvre. Sa femme savait, sûrement. Son fils ? Mes grands-parents ? Je pense à ma grand-mère qui détestait les Juifs, comment vivait-elle pareille intrusion ? Et mon oncle Vladimir, très attaché aux racines aristocratiques de sa mère, évoluant dans la bonne société française et aussi conservateur que mon père ? Cette cousine inconnue ressurgie du néant ! une Polonaise ! et juive en plus ! J'imagine sa gêne. Ce n'est pas très charitable, mais je rigole doucement.

Et Stanislas sur la photo, qui regarde l'avenir droit dans les yeux, souriant, confiant, je le regarde et ne m'en lasse pas. C'est si rare qu'un visage coiffé d'une casquette officielle me semble sympathique. On peut y voir, à vrai dire, un déguisement. Bien joué, mon oncle.


1915 ?
Stanislas et Hélène


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°243 en janvier 2024)