Ronettes... Marvelettes... Shirelles... Crystals... Martha and the Vandellas... The Cookies... The Chiffons... et les Supremes bien sûr. À leur époque, les sixties légendaires, je ne les ai guère fréquentées, ces dames ; leurs voix sortaient du poste, interchangeables, et l'ado terriblement sérieux et snob que j'étais, fan de Bach, Stravinsky et rien d'autre, écoutait de haut ce genre de musique, dont je ne connaissais même pas le nom : rhythm and blues.
Aujourd'hui j'aime toujours autant, sinon plus, Bach, Stravinsky et des dizaines d'autres classiques, mais en même temps je me suis un peu ouvert. J'ai appris à connaître, après tout le monde, ces stars désormais anciennes, aidé en cela, depuis une vingtaine d'années, par la nouvelle boîte aux images. Sur Dailytube je les vois enfin, en même temps que je les entends, et c'est une révélation. Les Supremes, oui, cela me disait quelque chose, mais j'ignorais qu'elles avaient tant de sœurs quasi jumelles. Car ils se ressemblent étrangement, tous ces girl groups —nés ensemble avant de dépérir et mourir très vite ensemble ou quasiment, on se demande pourquoi. Elles sont trois, parfois quatre ; toutes ont la peau plus ou moins noire ; vêtues le plus souvent de longues robes moulantes, coiffées d'un invraisemblable casque de cheveux noirs permanentés à mort, elles chantent, se déhanchant sur place et agitant leurs ailerons, la cheffe tenant la mélodie et les autres faisant woou woou derrière, déroulant toutes le même genre de chansons jazzy, punchy, aux paroles oubliables, avec des sourires éclatants — jamais vu cheveux plus noirs ni dents plus blanches. Ils se ressemblent, ces groupes, comme les variations autour d'un thème, comme la même entité incarnée dans plusieurs avatars, et dans chacun de ceux-ci les trois membres, si proches physiquement, si bien accordés entre eux, semblent former un seul être en trois personnes.
Des quelques vidéos qui subsistent, j'adore celle ou Martha et ses acolytes chantent «Dancing in the street» au milieu du public proche à les toucher, des blancs, sans doute assis car les trois filles apparaissent géantes au milieu de nains, telles des créatures d'une autre espèce que la nôtre, plus grandes, plus lumineuses que nous. Mais le moment le plus extrême, c'est Flo, Mary et Diana, les trois Supremes, qui descendent les Champs-Élysées en chantant et dansant, déesses légères, au milieu des voitures qu'elles semblent ne pas voir.
Je connaissais plusieurs chansons de tous ces groupes par leurs adaptations françaises, mais découvrir l'original après la copie, le «Da Doo run run» des Crystals après les «Da dou ron ron» de Franck Alamo (poussif), du père Johnny (johnnyesque) ou même de Sylvie Vartan (une sacrée pêche, elle, à vrai dire), cela donne l'impression d'arriver enfin à l'origine, au cœur caché des choses, à la personne elle-même au lieu de sa photo.
Les paroles ne baignent pas toujours dans le bonheur, mais ces filles, pros jusqu'au bout de leurs ongles longs, ou emportées par la jouissance du chant, se donnent à fond avec un entrain irrésistible. Témoins les Marvelettes, dans «Please Mr Po-o-o-ostman», chantant avec une jubilation débordante la douleur d'attendre en vain une lettre d'amour. Elles doivent oublier en chantant — tâchons de faire de même — l'envers du décor, leurs imprésarios filous, leurs mecs violents (Ronnie Spector des Ronettes martyrisée par son mari à moitié fou) ou la précarité du succès (Florence Ballard des Supremes, morte alcoolique à trente-deux ans).
Flo Ballard... J'ai écrit toute une page sur elle ici même, il y a douze ans, et c'est quand même étrange : alors que je sais si peu de chose d'elle, je suis resté au fil des ans tout aussi triste de sa mort, comme si j'avais perdu en elle un être cher, une sorte de grande sœur, dont le léger sourire énigmatique, dans «Stop in the name of love», me fait oublier à chaque fois la Joconde elle-même.
Est-ce à cause d'elle que les airs les plus joyeux de toutes ces filles, paradoxalement, m'embrument de mélancolie ? En allant les retrouver, j'ai l'impression d'entrer au pays des ombres. Elles n'ont pas toutes encore quitté ce monde, mais les survivantes sont désormais des petites vieilles ; dans un sens, rien n'est plus mort aujourd'hui que les années soixante : les morts antérieurs sont désormais comme embaumés, confortablement installés dans leur nouvel état, alors que pour les défunts récents la perte est encore toute fraîche, comme une plaie qui suinte.
Ces sirènes des sixties, pour moi, sont donc des fantômes, plus encore que les chanteuses des années 30 par exemple, voilà pourquoi c'est dans une version noir et blanc grisâtre, plus imparfaite, plus émouvante, qui semble nous parler depuis le fond du temps, que je préfère voir et revoir les Shirelles chantant (un peu maladroitement) «Will you still love me tomorrow», ou les belles Ronettes (mais pour moi toutes ces jeunes femmes d'autrefois sont belles à jamais, fabuleusement — oui, même Diana Ross et son terrifiant sourire), les Ronettes qui reprennent en boucle sur l'écran magique l'enchanteur «Be my baby» pour l'éternité.
The Supremes, Paris, 1965. Flo Ballard, Diana Ross, Mary Wilson. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°242 en décembre 2023)