Devant la maison de vacances de mes parents, aujourd'hui vendue, il y avait un grand buddleia. Je le revois dans la douceur de la fin d'été, entouré de papillons voltigeants que son odeur délicieuse rendait fous. Ma mère, femme douce, parlait de lui avec tendresse comme d'un être familier.
Comment était-il arrivé là ? Il paraît qu'on en vend dans les jardineries, mais je ne le considère pas comme une plante de riches. On la voit pulluler dans les friches et en bordure des chemins, lieux délaissés où elle prend des allures de princesse exilée chez les pauvres.
À la mort de ma mère, voulant la garder un peu près de moi, j'ai essayé de planter un buddleia dans la cour de sa maison devenue la mienne. J'en ai déterré un au bord de la Seine, sur le chemin de halage allant vers le bas-Meudon. Des oasis de mauvaises herbes, comme on les appelle connement, roupillaient là-bas tranquilles avant qu'on bétonne et civilise tout ça. Le buddleia transplanté n'a pas survécu, comme si, tiré de son Éden ancien, il se trouvait mal dans nos jardins clôturés, disciplinés, modernes.
Je pensais en avoir fait mon deuil. Nous ne vivrons pas ensemble, d'accord, mais le buddleia ne m'a pas totalement laissé tomber. L'autre jour, en courant, descendant du Parc, j'ai traversé la passerelle qui enjambe la voie ferrée entre la gare de Ville d'Avray et le tunnel. J'aime ce coin perdu sans voitures, où des ruelles étroites se tortillent entre maisons et jardins. C'est là qu'il y a deux ou trois ans l'un des talus s'est effondré, bloquant le passage des trains pendant des mois — rébellion incongrue dans cette banlieue si sage, dans ce coin-là surtout, qui semble tout faire pour qu'on l'oublie et lui fiche la paix. On a fini par construire un grand mur de soutènement pour éviter à jamais tout désordre.
Je n'étais pas passé par là depuis longtemps, et ce soir-là, juste avant la passerelle, ils m'attendaient. Au bord du chemin, deux ou trois buddleias, de ma taille à peu près, couverts de fleurs mauves. On a laissé là, entre le bout du mur et la passerelle, une bande de terrain étroite qui dévale jusqu'aux voies, où se mêlent aux buddleias des hautes herbes de toutes sortes et même des roseaux, un grand fouillis, l'anarchie totale, le contraire absolu du jardin à la française, qu'on ne sait quel miracle a préservé des faucheurs. J'aurais pu passer devant sans rien voir, ou ressentir, comme la plupart des passants j'imagine, alors pourquoi, ce jour-là, ai-je été soudain émerveillé ? Cette friche humble et banale se trouvait parée d'une beauté fabuleuse, je pressentais dans cette pagaille informe à première vue je ne sais quelle harmonie secrète, je ne sais quel sourire des dieux anciens. Je me sentais devenu, brièvement, un personnage des romans d'André Dhôtel, dans ces moments où la splendeur du monde l'illumine. Non, je n'étais pas bouleversé comme on peut l'être par certaines musiques, tout était calme en moi, le foisonnement paisible de ces plantes n'était certes pas un alcool fort, alors que se passait-il ? Quelle tisane miraculeuse avait-elle répandu en moi cette infinie sérénité ? L'ivresse du coureur a pu jouer en partie, mais je rentre bien rarement pinté à ce point.
La beauté des plantes. Avant d'être vieux je ne la voyais guère. C'est maintenant que j'apprends. Il m'arrive parfois d'admirer une simple graminée, son architecture incroyablement complexe, et ces buissons d'herbes à petites fleurs blanches le long de certaines allées du Parc, débordants, mousseux, somptueux, comment se fait-il que je ne les aie jamais remarqués dans ma jeunesse ?
Je me dis parfois que je devrais connaître les plantes un peu sérieusement, apprendre le nom et les propriétés de certaines, comme on étudie le vocabulaire et la grammaire pour mieux écrire ou ne serait-ce que mieux lire, en goûtant mieux le moindre détail. Et jusqu'ici je me fais la sourde oreille.
Je me suis tout de même renseigné sur le buddleia, scientifiquement. Ce que j'ai appris ne m'a guère encouragé. Le buddleia est une espèce invasive, un étranger prédateur qui prend la place des gentils autochtones et qu'il convient de soumettre à un arrachage sévère. Ce petit salopard, en outre, enivre les papillons sans les nourrir. Et quand bien même ce serait un bienfaiteur de la gent végétale, je crois que je préfère le contempler, lui et les autres, dans un état d'ignorance bienheureuse, de même qu'on s'extasie mieux sans doute, à l'entrée d'une forêt profonde, lorsqu'on n'en connaît pas les sentiers par cœur.
Les jours suivants, repassant là-bas, j'ai éprouvé la même joie planante, le moment de surprise en moins, la même impression qu'il y avait là pour moi un message caché. Juste avant la passerelle ils étaient là, les buddleias, qui me faisaient signe, non pas en anges du Seigneur annonçant je ne sais quelle Révélation, mais comme ces vagabonds des chemins aux paroles confuses, et ils semblaient parler une langue trop savante ou trop simple pour moi. Et j'ai senti qu'en s'agitant un peu à mon passage ils voulaient surtout me saluer poliment, nonchalamment, sans souhaiter transmettre le message à tout prix ; l'air de dire, Si tu nous as compris, tant mieux, sinon y a pas le feu mon gars, cours toujours, on aura d'autres occasions si tu te remues encore un peu.
Buddleia. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°240 en octobre 2023)