ALLÈGREMENT


Le 1er septembre 2023, volkovitch.com souffle ses vingt bougies. Est-ce pour autant un pétulant jeune adulte ? Il m'apparaît plutôt comme un être hybride, moitié vieux sage, moitié gamin puéril.

Tout compte fait, il a peu changé au fil des ans : déjà vieillot à sa naissance, dépourvu d'illustrations contrairement à la coutume («austère», «vintage», «pas très rock n'roll», tels furent les premiers commentaires), il s'est vite enrichi de belles images, de nouvelles rubriques et de nombreux textes d'invités, auteurs grecs ou amis écrivains et traducteurs français. Peu à peu, de mois en mois, le bambin maigrichon est devenu un poussah énorme, dont le sommaire lui-même est trop long pour être lu. Je contemple parfois, effaré, ce monstre sorti du petit bonhomme que je suis : je ne vois pas un bâtiment immense et imposant, mais une banlieue pavillonnaire, un embrouillamini de bicoques et de jardins à perte de vue, dont le labyrinthe prolifère comme un virus.

Le Journal infime — le cœur du site, le lieu où je me confie le plus, la partie la plus soigneusement écrite — approche les mille pages, c'est effrayant. Qu'ai-je bien pu raconter là-dedans ? Qu'ai-je donc vécu et pensé de si extraordinaire pour m'étaler à ce point ? Les redites, les ressassements, les rabâchages s'accumulent, que me dissimule imparfaitement ma mémoire vacillante. Où trouver un lecteur capable d'aller jusqu'au bout de ce voyage sans fin ?

Il serait raisonnable de ralentir avant de radoter tout à fait, et j'ai déjà un peu réduit la voilure. L'Andouille du mois, tôt devenue la star du site, a été mise en sommeil profond malgré l'abondance de valeureux candidats. Les Coups de langue et le Carnet du traducteur alternent désormais. Je pourrais les rendre carrément facultatifs, et le Journal infime en personne pourrait cesser de se croire indispensable. J'imagine volontiers la livraison mensuelle réduite aux Brèves, journal de mes lectures, les autres rubriques s'invitant au gré des circonstances et de l'humeur.

Arrêter complètement ? Je n'y ai encore jamais songé. Volkovitch.com est depuis longtemps pour moi plus qu'une habitude : une respiration nécessaire. Il ne serait pas bon de traduire tout le temps. Cette pause à la fin du mois, sept jours naguère, quatre ou cinq aujourd'hui, c'est l'occasion de faire le point, de réfléchir sur mes lectures, l'écriture, la traduction, et de faire mes petits exercices d'assouplissement verbal comme les musiciens font leurs gammes. Je me dis parfois que je pourrais sauter un ou plusieurs numéros de temps à autre, prendre ainsi des vacances d'été ou me plonger dans un grand projet — la mise à jour du Verbier par exemple, pour mes quatre-vingts ans —, mais je n'ai pas besoin de vacances, traduire ou écrire comme je le fais c'est des vacances, et déchargé de ce rituel mensuel du site, je serais sûrement mal à l'aise, voire malheureux.

Il me manquerait, ce contact avec les volkonautes, à mi-chemin entre la lettre privée confidentielle et le texte imprimé rendu public. Je ne sais toujours pas combien de lecteurs, fidèles ou occasionnels, a volkovitch.com, et je me porte très bien sans le savoir. J'imagine parfois une douzaine d'habitués attentifs, mais ils sont peut-être plus nombreux. Je me suis aperçu plus d'une fois que telle ou telle personne amie ou aimée ne me lisait pas, mais je reçois aussi des messages de lecteurs inconnus.

À vrai dire, si cela ne me gêne guère que le Journal infime, par exemple, soit peu lu, le pédagogue indécrottable que je suis ne dédaignerait pas une audience plus large. J'aimerais que les Coups de langue, le Carnet du traducteur et Traduire le grec servent à de nombreux apprentis écrivains/traducteurs, et que les Brèves apportent une poignée de lecteurs en plus aux livres, aux films et aux musiques dont je fais l'éloge. Parfois, c'est vrai, je me dis, Cause toujours mon vieux, dans le meilleur des cas on te lit, on te félicite, mais qui va chercher à s'améliorer grâce à toi ? C'est alors que Volkovitch rappelle à Michel le très consolant théorème du Veilleur : dans l'assemblée la plus inerte, il y a toujours, même invisible, une personne au moins qui ne dort pas, qui fera son miel des conseils et les transmettra plus tard à d'autres. Et même si ce n'est pas le cas, y croire fait du bien. Voilà pourquoi Michel, sourire aux lèvres, continue de tapoter allègrement.


...devant son plus beau joujou.
Le gamin...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°239 en septembre 2023)