EMERVEILLÉ


Assises de la traduction d'Arles, novembre 2000. Animant un atelier d'écriture, je choisis comme base de l'un des exercices une chanson peu connue d'Édith Piaf, «Le disque usé» :


La figure triste et pâle

une servante aux yeux bleus

rêve aux plus belles escales

et à des ciels merveilleux


Chaque sifflet de bateau

lui dit Ton attente est vaine

mais dans un coin un phono

chante sa vieille rengaine :


Tant qu'y a de la vie y a de l'espoir

vos désirs vos rêves

seront exaucés un soir

avant que votre vie s'achève


Le bonheur viendra vous voir

il faut l'attendre sans trêve

chassez les papillons noirs

tant qu'y a de la vie y a de l'espoir


J'ai supprimé le quatrième vers de chaque strophe, et les participants — la fine fleur de la traduction littéraire française — sont invités à remplir ces vides.

L'auditoire semble un brin goguenard. Une rengaine de quatre sous, des paroles basiques, ce sera fastoche. Eh bien non. J'en suis moi-même surpris : non seulement personne ne retrouve le texte effacé, mais les diverses solutions proposées ce jour-là n'égalent jamais la densité, l'efficacité de l'original. L'audition de la chanson, à la fin, laisse le groupe songeur. Sacrée leçon. La simplicité, ce n'est pas facile. Certains doivent se dire que peut-être certains auteurs célèbres seraient incapables d'écrire une chanson pour Piaf, et de faire danser les mots comme cet homme de l'ombre dont ils ignorent jusqu'au nom.

Il s'appelle Michel Emer. Le grand amateur de chansons que je suis devrait l'avoir déjà repéré : il a enrichi le répertoire de Fréhel, Damia, Jean Sablon, Lucienne Boyer, Ray Ventura, Yves Montand, Tino Rossi, Patachou et même Johnny Hallyday. Il a donné à Piaf toute une série de classiques superbes, de «L'accordéoniste» à «Je m'en fous pas mal». Grâce à lui, mon estime à l'égard des paroliers est devenue d'un coup plus vive encore, et je place Michel Emer dans mon petit panthéon perso, à côté de deux autres orfèvres : le grec Pànos Toùndas et notre Pierre Philippe, auteur des plus belles chansons de Juliette et de Guidoni, traducteur virtuose de Stephen Sondheim, dont la mort, il y a deux ans, a été saluée par un désolant silence.

Michel Emer, pour moi, est oublié, il faut s'y faire, ce n'est pas moi qui vais le sortir du tombeau. Sauf que, les années passant, les choses changent un peu. Cette année, je m'aperçois que le défunt a désormais sa page sur Internet. Wikipedia soit loué ! Wikipedia que nous méprisions tant naguère, comme on méprise les paroliers d'habitude. Grâce à lui, j'apprends que notre homme, né en 1906 à Saint-Petersbourg, mort en 1984 à Paris, était également compositeur, pianiste et chef d'orchestre, qu'il a épousé en secondes noces l'actrice Jacqueline Maillan, et surtout, que son vrai nom était Rosenstein, ce qui me le rend plus sympathique encore.

J'aime les juifs en général — avec des exceptions individuelles. Pour plus d'une raison. D'abord, ils sont meilleurs musiciens que nous autres, ce qui compte beaucoup pour moi. Et puis je soupçonne mes ancêtres slaves d'avoir bouffé du juif, comme tant de Russes, et c'est pour moi un devoir de réparer un tant soit peu.

Et voilà que l'impensable se produit, gloire à toi, Internet : Michel Emer, homme de l'ombre, je le vois ! Il y a d'abord les photos, à divers âges, d'un monsieur à lunettes au physique sans histoire. Il y a même une vilaine vidéo brumeuse des années cinquante où il accompagne Piaf au piano. Elle chante quelques bribes de chansons, virevolte autour de lui, en fait des tonnes, commence par le gifler, le renvoie pour finir à la niche, mais pour moi c'est lui le héros, je ne vois que lui, avec une émotion déraisonnable, une tendresse incongrue, comme si c'était un oncle inconnu que l'on croyait disparu à jamais, et que je rencontre enfin, Emerveillé.



Ils devaient la laisser gagner, c'était plus prudent...
Emer, Aznavour, Piaf...


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°238 en août 2023)