BABEL MA BELLE


Jusqu'à l'âge de six ans j'ai parlé français chez mes parents, et russe chez mes grands-parents dans la maison voisine. J'ai donc su très tôt que les choses avaient plusieurs noms et ce luxe m'émerveille encore. Devenu grand, j'ai épousé la langue anglaise ; plus tard, sa rivale grecque m'a pris dans ses bras et ne veut plus me lâcher.

Pendant la phase aiguë de cette passion hellénique, hanté par le désir de parler la langue bien-aimée, je guettais les Grecs de passage dans les rues de Paris ou d'ailleurs et je les abordais. Des amitiés ont commencé ainsi. À Manhattan, un jour, j'ai taillé une bavette avec deux ouvriers grecs immigrés qui n'en revenaient pas : un Français qui parlait leur langue !

La surprise de tous ces Grecs, je la savourais comme un alcool. On m'admirait. On m'accueillait dans la confrérie, comme un naufragé débarquant sur une île, comme un enfant dans le cercle des adultes. Je commençais à le comprendre : chaque fois qu'on se met à bien parler une autre langue, c'est une nouvelle personne qui naît en nous — une personne autre sans doute, ou peut-être, parfois, plus nous-même que le nous-même ancien.

Alors quand je lis dans la Bible que Dieu nous imposa la diversité des langues pour nous punir, je me dis que là encore Il n'a rien compris. Cette foule de langues ? Une bénédiction ! Babel ? Un paradis ! Et d'abord, que deviendrais-je avec une langue unique, moi pour qui les langues sont mon pain quotidien et ma joie de toujours ?

La langue unique, un rêve de dictateur.

Les amateurs de diversité sont servis, grâce au ciel : les langues voyagent de plus en plus. Dans notre petite ville cossue, les ouvriers qui nettoient nos rues et bricolent nos maisons, étrangers le plus souvent, s'interpellent dans leur langue ; nos femmes de ménage s'affairent en pépiant le philippin sur leur portable ; le bus venu de Versailles, arrivant au Pont de Sèvres, annonce le terminus en quatre langues, dont le japonais. L'ukrainien se répand depuis plus d'un an. Diverses ambassades logent leurs employés dans notre thébaïde, si bien qu'il n'est plus rare d'entendre, dans les rues du coteau si franciliennes d'aspect, divers idiomes plus ou moins lointains. L'anglais l'emporte, on s'en doute : la présence de classes internationales au lycée de la ville (payantes, et pas qu'un peu) attire chez nous de riches anglophones, et nous voilà pris en sandwich, nous autres francophones de souche, entre les soutiers qui nous servent et les réfugiés d'une part, et d'autre part cette caste de seigneurs. Que le prix des maisons augmente encore et nous aurons les émirs en plus.

J'entends dire que cette prolifération linguistique fait grincer certaines dents françaises. Ça leur fait mal, à ces patriotes, ils se sentent envahis, bousculés, bientôt remplacés. J'ai pitié d'eux. Mes origines cosmopolites me protègent contre ce racornissement de la cervelle et du cœur. Je préfère mille fois vivre entouré d'étrangers gentils que de Gaulois haineux, dont l'espèce prospère ces derniers temps.

Parfois tout de même, je l'avoue — lorsque dans un lieu public, par exemple, des étrangers parlent trop fort dans leur langue — il peut m'arriver de me sentir agressé. Comme si l'étranger était tolérable à condition de se faire tout petit. Il y a en moi, comme en chacun de nous, je le crains, à côté d'un citoyen ouvert et généreux, un beauf qui sommeille et qu'il faut rabrouer sans cesse. Cabu, l'admirable Cabu, le disait fort justement : Mon personnage du Beauf ? C'est moi quand je ne me surveille pas.

Je me surveille et me reprends vite. Lorsque j'entends des langues inconnues, dans la rue ou au restaurant, j'ai envie de demander à ces étrangers en quelle langue ils parlent, et j'ose parfois. Il suffit de le faire avec politesse pour que la question soit bien accueillie, au point d'amener une conversation. Comme quoi la barrière des langues est loin d'être toujours un mur.

Elle ne me fait pas peur, cette arrivée d'autres langues. Si un jour la mienne devient minoritaire dans ce pays, je serai sourd et muet sous terre depuis longtemps. Et si nous n'étions plus qu'une dizaine au monde à parler français, je m'en accommoderais à la rigueur — moi l'habitué des petits comités, qui traduis pour une poignée de marginaux —, du moment que je ne suis pas le tout dernier des francophones.

Je les aime, toutes ces langues déployées, de même que dans la forêt je savoure la diversité des chants d'oiseaux. (Ne se sent-on pas des ailes, dans cette langue nouvelle qu'on vient d'apprivoiser, dans laquelle on évolue enfin, par moments, libre comme l'air ?)

Et pour revenir à la Bible, ce livre un peu surfait que j'ai égratigné tout à l'heure, l'un des passages les plus émouvants pour moi, c'est le repas de la Pentecôte : les disciples, soudain, se mettent à parler «dans d'autres langues», c'est un bonheur immense, ils croient que c'est l'Esprit-Saint qui les visite, et cette façon naïve de voir les choses m'enchante en même temps qu'elle me paraît vraie : je n'ai jamais eu comme eux des langues de feu au-dessus de ma tête, mais oui, en effet, parler la langue nouvelle, parfois, c'est un plaisir divin.


...au paradis !
Lire, c'est monter...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°236 en juin 2023)