VIEIL ORPHELIN



À soixante-quinze berges

quand le cœur est bon

veux-tu me dire pourquoi

on ne pousserait pas

encore sa chanson...


Voilà ce que chantait Maurice Chevalier naguère en soufflant ses bougies. Quant à moi, j'atteins le même âge avec la même envie de pousser encore la chansonnette. À condition, évidemment, que ma voix ne chevrote pas trop. Je me surveille : le vieux n'est-il pas en train de baisser ? Je relis mes traductions et mes écritures passées, comparant à l'occasion mes deux versions d'un même texte (puisque de plus en plus souvent je retraduis ou réécris, oubliant ce que j'ai pondu auparavant). Mon plus grand rival, c'est moi-même. Tantôt Volkovitch 2 ricane, arrogant, certain d'avoir fait mieux que ce freluquet de Volkovitch 1 ; tantôt Michel 2 blêmit en lisant son cadet Michel 1, son faux brillant, sa frime, ftou !

Conclusion ? Pas de conclusion. Si je décline, cela ne se voit pas trop. Certes, tout peut s'arrêter d'un jour à l'autre, il ne faut plus traîner en route, après quarante ans de crapahut je sais que j'entame le sprint final, mais il se pourrait aussi que je roule encore longtemps, comme certains durs-à-cuire que j'ai côtoyés naguère : Nadeau bien sûr, l'esprit vif jusqu'à sa fin à cent-deux ans, ou Sylvère Monod, grand traducteur, grand professeur, qui à quatre-vingts ans passés restait joliment agile du neurone.

Quatre-vingts ans. Je n'en demande pas davantage. C'est l'âge traditionnel des bilans et le cap que je me suis fixé : dans cinq ans, donc, le moment sera venu de ralentir, abandonner la course à pied (mais je vais déjà plus vite en marchant), publier moins de traductions, moins de textes sur volkovitch.com.

Alors que m'arrive-t-il ? Pourquoi ce sentiment prématuré, aujourd'hui, d'être à la fin d'une époque de ma vie ?

Je n'ai rien subi de dramatique. Aucun dommage matériel. La blessure est intérieure. Je la rumine depuis plusieurs semaines, l'ai évoquée ici même, à mots couverts, dans «Boussole perdue» puis dans «Au nom de la Loi !» et j'y reviens, car comme le disent les Grecs, je souffle dessus et ça ne refroidit pas.

Je me sens orphelin.

Pendant plus de trente ans le traducteur que je suis a cheminé sous le regard bienveillant du CNL, Centre national du livre. Je ne saurais compter mes projets qu'il a soutenus, au Miel des anges ou chez d'autres éditeurs. Faire partie pendant un temps de la commission qui distribue la manne m'a permis d'admirer son fonctionnement exemplaire. Un autre mécène a soutenu le Miel des anges pendant dix ans : le Centre culturel hellénique. Or voilà qu'aujourd'hui l'intégrale des poèmes de Sefèris, la première en langue française, de tous mes travaux le plus marquant sans doute, vient au monde sans être aidée par personne. Le CCH nous a coupé soudain les vivres, sans raison plausible. Côté CNL, refus de la commission sur la base d'un rapport de lecture hostile.

Être soudain lâché de tous côtés, ça laisse un vide. Bizarre coïncidence — à moins qu'aient mis la main dans le lynchage, au CCH comme à la commission du CNL, certaines personnes qui ne me veulent pas du bien. J'ai rarement été à court d'ennemis, mais ceux-là manifestent une virulence nouvelle. Ils sont allés jusqu'à exciter contre moi l'ATLF, Association des traducteurs littéraires de France. Mon édition pirate des poèmes de Kavvadìas, dont je rougis moins que jamais, a été maquillée en crime contre le droit d'auteur — le crime des crimes aux yeux de certains. Également frappée dans l'affaire, par contrecoup, la revue de l'ATLF, TransLittérature, dont j'étais un pilier. Impossible de détailler ici le feuilleton déclenché par ces apprentis sorciers. Apothéose de ce mic-mac sinistre : ma convocation l'autre jour devant le conseil de discipline.

Face à moi, quatre juges : trois membres du Conseil d'administration de l'ATLF et son conseiller juridique. Un affrontement d'une heure. L'un des moments les plus étranges de ma vie. Je n'avais jamais été attaqué de façon si officielle et frontale. En moi, aucune appréhension, mais une intense curiosité et surtout une euphorie inattendue — celle de toute bataille, lorsque de plus on se sent innocent et que ceux d'en face pataugent dans leurs arguments foireux. Pas méchants, ces gens-là, mais téléguidés par la direction, maladroits, gênés sans doute (je l'espère), cachant leur honte sous leur masque indigné.

La colère et le chagrin sont venus après et n'ont fait que grandir. Colère inutile, chagrin légitime : l'ATLF, pour moi, pendant près de quarante ans, a été une famille. Il y régnait, par-delà les tiraillements inhérents à la vie d'un groupe, un esprit chaleureux, tolérant, incarné par une série de présidentes et présidents pleins d'humanité. Je me sentais protégé, choyé. Et après ce long maternage, soudain, une marâtre.

Il y a pire encore. Parmi ceux qui ont cherché à me nuire ces derniers temps, certains me connaissaient bien, pour avoir suivi l'une ou l'autre des formations où j'interviens depuis tant d'années. Et ça, c'est un crève-cœur. Des apprentis traducteurs, j'en ai vu passer des centaines. Je les ai toujours considérés avec amour, comme mes élèves du lycée autrefois. J'ai cru, dans ma naïveté profonde, qu'il me suffisait de me montrer, de leur donner le meilleur de moi-même, pour m'attirer sinon leur sympathie, du moins leur bienveillance. Et me voilà trahi par ma progéniture. Il manque un mot à notre langue : comment appeler l'orphelin d'enfants ?


Sans rancune, camarades, et merci pour l'expérience !
Seul contre quatre...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°235 en mai 2023)