CHAUD ET FROID


Tout était simple alors. Chaque matin en hiver mon père descendait à la cave remplir de charbon la chaudière. Il la fourrageait d'abord pour faire tomber au fond le paquet de scories, et le bruit envahissait la maison, remontant par les tuyaux du chauffage central, ces artères irriguant son grand corps. Plus tard il y eut d'autres chaudières plus perfectionnées, des systèmes plus silencieux, mais pour l'essentiel, pendant des dizaines d'années, rien ne changea au fond : la maison était toujours chaude, et il allait de soi qu'elle le fût. Je crois même que peu à peu la température augmenta, mes parents devenant vieux et frileux et assez riches pour brûler du fioul sans compter. Mon père s'offrait en supplément des flambées dans la grande cheminée qu'il avait fait construire, et moi qui entretemps étais revenu vivre avec eux, assis à mon bureau juste au-dessus du salon, tout contre le conduit de la cheminée, je travaillais les soirs d'hiver en T-shirt et en sueur. C'était une autre époque. Nous vivions dans un rêve. L'abondance allait durer toujours. Je me revois dans les années quatre-vingts, à Montréal, en février par un temps glacial, dans un appartement chauffé comme une serre, et Nelly sautant du lit pour aller longuement parler toute nue au téléphone.

On s'est réveillé, tant bien que mal. Nous voilà sans cesse plus nombreux à faire attention, à limiter notre consommation, par civisme ou par nécessité. Dans la grande maison de mon enfance, que mes parents ont quittée pour l'autre monde et que j'occupe après eux, la température a chuté nettement. On est passé des 26-27 degrés de ma mère malade à 20 degrés, puis 19, conformément aux instructions venues d'en-haut — plutôt 19,5, avouons-le. Nous avons des thermomètres à tous les étages et un thermostat un peu caractériel, source d'infinis commentaires. On ne va pas se plaindre, bien sûr. Ce serait indécent. On a beaucoup pensé récemment à tous ces Grecs trop fauchés pour se chauffer, et pour les Ukrainiens maintenant c'est pire encore. Mais le grand changement a lieu dans nos têtes. Nous le savons désormais — enfin, certains d'entre nous : la chaleur peut nous lâcher à tout moment, pour longtemps et peut-être plus.

Nous le savions, mais l'an dernier un avertissement est venu chez nous le confirmer : la nouvelle chaudière, une machine ronronnant doucement avec un tableau de bord d'avion auquel je ne comprends rien, nous a fait un AVC en plein janvier, au début d'un weekend. Nous avions des radiateurs électriques d'appoint, de quoi tenir en attendant les secours, et leurs majestés les chauffagistes ont fini par venir. Ce n'était pas un drame, juste un rappel, menace voilée, avant-goût discret.

Cette année non plus, rien de grave. Les travaux s'éternisant, comme c'est la coutume chez nous, l'entrée s'est retrouvée amputée de ses radiateurs pile au moment des grands froids. La température y stagne ces jours-ci à 17 degrés, comme dans les maisons bourgeoises au XIXe siècle — autrement dit comme dans l'enfance de celle-ci, née en 1860. Dans l'escalier aussi le mercure descend et le froid monte. La maison reste sereine, elle se souvient des années quarante où tout entière elle se les gelait bien pire, elle sait qu'on nous remettra les radiateurs pour l'été, mais en attendant, nous autres petites natures, enfants gâtés du progrès, pris de court, nous grelottons. Pourtant, à la réflexion, pour moi du moins, ce désagrément est plutôt un bienfait. La maison, séparée en zones froides et chaudes, acquiert un nouveau visage et presque une nouvelle architecture. La voilà plus variée, plus vivante. Tout un ballet de portes soigneusement refermées fait des chambres un refuge douillet, un bonheur nouveau. Les bons vieux radiateurs en fonte, chauds sous la main comme une bête affectueuse, ne sont plus d'humbles accessoires, mais un cadeau, un petit miracle. On s'incline devant ces humbles serviteurs d'hier comme devant des rois mages. On jalouse un peu les croyants qui ont quelqu'un à remercier, eux. On pourrait presque chérir cette précarité nouvelle, qui nous fait mieux aimer la vie.

Les flambées se font rares, on s'en offre deux ou trois par hiver, pas plus, en douce car c'est désormais interdit. Elles sont moins un moyen de chauffage qu'une commémoration un peu lasse de coutumes anciennes, un rituel en voie d'extinction. M'approcher d'un feu dans une cheminée me ramène toujours aux années soixante, dans la maison d'Houvrebec, lorsque Catherine et moi passions des heures à regarder brûler les bûches. Au lieu de nous bécoter, mais c'était bien quand même. Seulement on ne retrouve jamais son adolescence et aujourd'hui ce n'est plus comme avant : j'ai hérité de mes parents un pare-feu en verre épais, très lourd, qui fait des flambées un spectacle lisse, propre et froid. On dirait la télévision, en plus monotone (pour les distraits) et plus palpitant (pour les rêveurs).

Nous ne l'avons pas oublié cependant : le feu est une merveille. Sauvage et familière, dangereuse et bienfaisante. La technologie la plus avancée aurait un mal fou à reproduire ce qu'il offre sans effort : une chaleur aisément modulable, de la brûlure au froid en quelques mètres. Et surtout, rien ne réchauffe l'âme autant que lui.

Fragile cependant, l'animal. Il faut tout le temps veiller sur lui et le nourrir. Aujourd'hui, de plus, l'espèce est menacée, on craint qu'elle ne disparaisse. Mais c'est sans doute le contraire qui nous attend : nos descendants, pareils à nos lointains ancêtres, n'ayant plus que lui pour se chauffer, jetant leurs derniers meubles dans sa gueule brûlante. Et la boucle sera bouclée, enfin.


(Et tout va recommencer ?)
Et la boucle est bouclée...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°233 en mars 2023)