BOUSSOLE PERDUE


À vélo dans les bois, comme chaque dimanche matin. Au pied d'une courte descente je m'arrête quelques secondes, mais au moment de repartir, où est le copain qui m'accompagne ? Devant moi, derrière, personne. Non loin de là j'aperçois un type assis par terre, qui frotte des silex comme au temps de Neandertal. Une jeune inconnue à vélo me rejoint, m'interpelle familièrement et nous repartons ensemble. Deux ou trois cyclistes nous dépassent et j'entends l'un d'eux qui dit : Grouillons-nous pour arriver avant la nuit. Quelle heure est-il ? Je regarde ma montre et ne comprends pas les aiguilles. Je demande l'heure à l'inconnue, elle ne sait pas, mais en sortant des bois, du côté de Versailles, je vois le soleil qui décline. J'ai donc perdu conscience au bas de la descente pendant des heures ! Que m'arrive-t-il ? On doit s'inquiéter chez moi, j'accélère. Bientôt je ne suis plus à vélo, mais dans un funiculaire qui descend vers le bas du Parc, puis je monte l'escalier Saint-Louis et me voici chez moi. Ma mère (morte il y a dix-sept ans) et ma grand-mère (morte il y a trente ans) sont assises dans une pièce méconnaissable. Le nouveau papier peint est d'un vilain vert. Tout semble à la fois neuf et vieux. Nous avons fait ces grands travaux ce matin, dit ma mère. En quelques heures ? Impossible. C'est ma santé mentale qui vacille. Il faut que j'aille voir ma chambre, ont-ils tout changé là aussi ? Le temps que je retrouve l'escalier, mon père apparaît. Il a les traits d'un vague voisin, plus jeune que moi, un stalinien à mauvaise haleine. (Mon père, stalinien !) Il m'embrasse raidement et je me réveille épouvanté.

Six heures du matin. Pas moyen de me rendormir.

Mes rêves, je les racontais jadis à ma collègue Noémie, régulièrement. Et non moins régulièrement, elle s'étonnait. Comment, tu ne vois pas ? Tu fais des rêves tellement évidents, et tu te bouches les yeux ? Ça ne t'intéresse pas de voir clair en toi-même ?

Eh bien non, pas tant que ça. Je ne lui demandais même pas de m'exposer ses analyses. Elle m'aurait sans doute répondu que c'était à moi de trouver tout seul. Et je n'ai pas envie de faire l'effort. Non, je n'appréhende pas ce que je découvrirais dans mes cloaques intérieurs, je suis prêt au pire. Mais savoir le fin mot sur moi-même, ça me servirait à quoi ? Ça changerait quoi à ma vie ?

Noémie voulait tout comprendre, en bonne enseignante. Et moi, décidément, je suis moins penseur que poète. Ces aventures nocturnes, ou plutôt les bribes que j'en sauve au réveil, je les garde précieusement comme des matériaux qui pourraient servir un jour pour écrire je ne sais quelle page. Je les note avec un soin maniaque, alors même que je suis sûr, désormais, de ne jamais les relire. Sans savoir pourquoi j'insiste, ni chercher à savoir, là non plus.

Oui, mais le rêve de ce matin est fait d'une autre matière. Il me parle autrement. Ce n'est pas, et de loin, mon cauchemar le plus terrifiant, mais peu d'entre eux m'ont englué dans un pareil malaise. Il commémore ma première amnésie, la plus inquiétante, qui m'a frappé sur mon vélo dans les bois, un dimanche matin de fin janvier, il y a vingt ans presque jour pour jour. Comme si mon inconscient connaissait mieux que moi le calendrier. Mais le plus curieux, c'est qu'à peine sorti de ce rêve je me suis mis à l'interpréter. À le relier, contre toute apparence, à l'épreuve qu'en ce moment je traverse.

Elle est trop fraîche, cette épreuve, pour que j'en parle aujourd'hui. Disons que j'appartiens à une association qui pendant près de quarante ans a été pour moi comme une famille. Ses présidentes et présidents se succédaient, figures familières et bienveillantes. Lorsque le mois dernier la nouvelle présidente, que je ne connais pas, s'en est prise à moi brutalement, ç'a été comme si ma mère devenue folle me frappait. Soudain je n'étais plus chez moi, comme dans le rêve. Le pote à vélo qui disparaît, me suis-je dit, c'est ce personnage que je croyais prêt à me défendre, et qui l'autre jour, autre énigme, m'a laissé tomber.

De quoi perdre la boussole, en effet. Je ne sais trop où j'en suis. Bien qu'agressé, harcelé par certaines personnes avec une hargne étrange, le traducteur en moi conserve toute sa sérénité, parfois même avec une pointe d'amusement. Le mal que ces gens-là peuvent me faire est dérisoire. Comment m'atteindre, à mon âge ? Mais en même temps, si la haine de ceux-là me laisse froid, l'hostilité de ma chère association m'emplit d'une tristesse profonde, qui ne veut pas s'en aller.

Écrire ces quelques lignes déboussolées aura été ma consolation ces jours-ci. Comment font ceux qui ne l'ont pas ?


...on est toujours un enfant perdu.
Dans la forêt des rêves...


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°232 en février 2023)