En ce temps-là nous avions de vrais hivers. Un jour, dans les années 90, j'ai couru par —12 degrés. Ce matin-là, sur la petite route entre Mandres et Marolles, à l'entrée de la plaine de Brie où courait le vent, le froid m'a sauté dessus. J'allais de plus en plus vite pour lui échapper, le retour à Vincennes par les bords de Marne fut un sprint sans fin avec lui qui me poussait dans le dos, me soufflait son haleine glacée, me flanquait la trouille.
Cette année, trente ans plus tard, surprise : une vague de froid ! Moins forte que ses grandes sœurs disparues, insolite, vintage. En cette aube de décembre, le thermomètre descend à — 5 degrés, bel effort, et je m'apprête à partir pour trois heures de crapahut dans les bois. J'avoue que désormais, les soirs de semaine, il est souvent pénible de se mettre en route, et que Michel resterait volontiers au chaud s'il ne craignait Volkovitch et ses remontrances glaciales ; le dimanche matin, bien que je me lève cruellement tôt et que le programme soit plus lourd, je n'ai guère de peine à partir, tant je me réjouis d'aller, en guise de messe, à mes dévotions forestières ; et ce dimanche-là, au lieu de trembler devant l'épreuve du froid, je m'élance avec impatience et gourmandise. Étonnant ? Pas tant que ça. Je viens de souffler mes soixante-quinze bougies ; il y a juste trois mois, je me coinçais les lombaires et n'en suis pas totalement remis ; courir encore, c'est une chance, une fête, et le faire par un temps de Sibérie comme autrefois, c'est stimulant, comme tout défi. Je me réjouis de ces retrouvailles avec le vieil adversaire, j'ai hâte de savoir où nous en sommes, lui et moi.
Sept heures du matin. Chèvres et Chaville roupillent. Jadis, par des températures pareilles, le coureur était à l'abri dans sa bulle et le froid lui tournait autour sans entrer ; cette fois, pas de confort, il me touche, ses doigts sur ma peau ; c'est un corps à corps, mais sans violence, un match tendu, un peu rude mais courtois entre deux lutteurs de même force, deux vieux encore vaillants. Voici l'étang d'Ursine gelé, puis l'entrée dans la forêt où il fait plus froid encore, tandis que le jour se lève lentement dans une lumière douce, d'un jaune roux de feuille morte ; on monte vers l'étang du Trou aux gants, on redescend, puis, avant la route de Vélizy, on remonte raide, ça réchauffe. Raide aussi, un peu, ma jambe convalescente, mais la machine tient le coup. Je me dis que mon adversaire, si ça se trouve, est plus fort que moi, mais qu'il me ménage : vaincre l'intéresse moins sans doute que de me faire donner le meilleur de moi-même. Pris par mes pensées, je surveille moins mes pieds, et vlan, première gamelle.
Rien de grave, on se relève, on repart. Je suis déjà tombé si souvent, à cheval, à vélo et même en course. Je sais faire. Au bout de la grimpée, c'est le plateau et le chemin du retour. Une longue partie plate pour souffler. Le froid m'a contraint à forcer l'allure et décidément la jambe faible en a marre, mais pas question d'abréger le parcours : on fera nos trois heures, non mais alors. On ralentit un peu, ça va, ça ira, pas vraiment mal, mes guiboles flageolent mais la fin approche. Pas encore prêt pour la casse, le vieux. Passé le cimetière de Chèvres, descente schuss vers le stade des Fontaines, après quoi ce sera bon. Et là, quelques mètres avant le bas de la pente, pas moyen de freiner, revlan, deuxième gamelle.
On se relève encore, pas de gros dégâts, plus qu'un kilomètre de bitume jusqu'à la maison bien chaude, et tandis que je titube laborieusement dans les derniers hectomètres, le froid me souffle à l'oreille : C'est bien mon gars, on se reverra, et si je t'ai fait tomber sur la fin, je te demande pardon : je voulais seulement offrir à ta petite épopée une belle chute.
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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°231 en janvier 2023)