LE DISQUE USÉ


Un jeune coureur se croit immortel. Il en fait trop, le paie par des blessures, et une fois guéri ça repart comme si de rien n'était. La vieillesse venant et un brin de sagesse avec, il se ménage, mais la machine la mieux entretenue se déglingue sans rémission — progressivement, dans le meilleur des cas. Moins de graves pépins, mais à chaque sortie ou presque, ici ou là, des reins jusqu'au tendon d'Achille, une menue douleur s'allume, jamais au même endroit, une ombre de douleur qui clignote et chuchote, C'est bon pour cette fois mon vieux, mais vas-y mou. Et chaque dimanche, en trottinant trois heures selon le rituel, comme au temps de sa jeunesse mais deux fois moins vite, le vieux se demande combien de temps ça va durer, ces échappées, ces moments bénis. Avec moins d'inquiétude que de gratitude : pouvoir courir encore les chemins à soixante-quinze berges, tout de même, c'est un cadeau.

Ce dimanche matin-là, dans une grosse descente à Vaucresson, à la fin de la deuxième heure, donc au plus fort de l'euphorie habituelle, ça crie dans mes lombaires. Pas de quoi s'arrêter pourtant. Je gère comme d'habitude : ralentir un peu, ça devrait se calmer tout seul. En rentrant j'ai nettement moins mal, mais à peine suis-je assis devant l'ordi qu'une douleur m'attaque. Pas où je l'attendais, mais au tibia.

Il faut consulter. Le ballet des thérapeutes commence — ostéopathe, médecin traitant, radiologue, re-médecin traitant, chirurgien orthopédiste, kiné. Verdict : hernie discale. Un morceau du vieux disque entre lombaires et sacrum s'est détaché, venant frotter le nerf sciatique. Chose curieuse, je ne souffre plus, mais je traîne la patte. Une patte engourdie, moins sensible et moins mobile. Le dessus du pied et les orteils surtout rechignent à se relever. Le chirurgien de la Salpêtrière, qui me fait attendre trois quarts d'heure mais voit tout et comprend tout en trois minutes, n'est pas chaud pour me charcuter. Mieux vaut donner d'abord sa chance à la rééducation.

Je croyais qu'il allait me forcer à rester tranquille, et voilà qu'il m'incite à me remuer ! Je dois me prendre en main au lieu d'attendre comme un légume ! Déclic dans ma tête. Rien que d'y penser je me sens déjà mieux.

La salle de sport qui m'accueille est fréquentée en majorité par de jolies jeunes femmes, sportives de compétition peut-être. Ça m'aide. Faire des efforts ensemble, c'est fraternel, émouvant, presque voluptueux. Un peu de leur vigueur transfuse en moi. J'ai aussi du travail à la maison, une batterie d'exercices. Plusieurs fois par jour, par exemple, je m'évertue à tenir debout, flageolant, sur la mauvaise jambe. Et surtout, je fais travailler les deux en plein air. À vélo, pas la moindre douleur. C'est la marche qui importe. Je boite, mais sans trop de gêne. Je peux tenir clopin-clopant une heure, puis deux. Bientôt je trotte sur quelques foulées, puis plus longuement. Les premiers mètres pénibles, puis de moins en moins. Je rallonge avec prudence. Cinquante mètres, cent, deux-cents. Au début j'avançais avec une jambe et demie, je contrôle à présent une jambe trois-quarts.

Un soir à la fin octobre. Dans une allée obscure du Parc, au bout du kilomètre de course prévu, ne recevant aucun mauvais signal, je continue. Un quart d'heure, une demi-heure, aucune douleur encore. Je n'ose y croire. Je suis comme un poisson qu'on a remis à l'eau. Brève béatitude. Ai-je déjà été aussi heureux de courir ? Je pense à ma mère, au jour où elle est rentrée à la maison après des mois d'hôpital, peu avant de mourir. Elle est sortie sur la terrasse où l'attendaient ses plantes qu'elle aimait tant. Elle tenait à peine sur ses jambes. Elle a respiré profondément. Sans rien dire, pas la peine, je sentais ce qu'elle ressentait, et puis comment dire ce dernier bonheur-là ?

Novembre, dimanche matin. Au programme, dépasser les deux heures de course pour la première fois. Deux heures et demie plus tard, à la sortie de Marnes-la-Coquette, je trottine toujours mais ça commence à tirer. Je claudique sûrement, je dois faire pitié. Tiens, on court derrière moi. Une petite Asiatique, toute mignonne, me double à l'aise et au passage me dit Bravo ! avec en prime un de ces tendres sourires qu'on réserve à un papy bien-aimé.

Il aimerait bien mourir à un moment pareil, le papy, en boitillant derrière la jeunesse et la beauté qui s'éloignent. Mais non, pas encore, Michel. Songe aux derniers chemins qui te restent à parcourir.


...pour être heureux.
Une jambe suffit...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°230 en décembre 2022)