Son épouse,
ses frères et sœurs,
ses enfants, petits-enfants et arrière-petits enfants
ont la tristesse de faire part du décès de...
C'est la formule consacrée. Avec des variantes possibles : la tristesse peut être grande, très grande, profonde, immense, voire infinie ; certains sont profondément attristés de faire part du décès ; on rencontre du chagrin et de la douleur à intensité variable eux aussi ; on peut même avoir pour le même prix la douleur et le chagrin ensemble.
Le grand mot, lui, n'est jamais prononcé. Pas de mort, jamais, dans ces annonces mortuaires du journal. Ce serait indécent, comme d'inhumer un cadavre nu. On habille la mort de ce mot terne et fade : décès, pour faire le moins de bruit possible. On peut également évoquer un rappel à Dieu, voire annoncer que le Seigneur a accueilli dans sa lumière l'heureux défunt, mais Dieu se fait rare, du moins dans la rubrique du Monde, que je fréquente exclusivement, jour après jour. (J'ai trop la flemme d'aller acheter le Figaro, ce cul-bénit, loin de chez moi — pas question qu'on me voie avec dans ma bonne ville, où je suis connu.)
Cette page nécrologique de mon journal, on peut la juger conformiste, tristounette, mais après tout ce n'est pas le moment de rigoler. Le deuil est souvent triste, ou du moins censé l'être ; même si le départ du défunt éveille en nous des cris de joie, on les étouffe. Le décès impose la décence, le cercueil réclame la langue de bois. L'amateur de trouvailles stylistiques ou de transgressions marrantes est condamné à des joies bien rares et bien fragiles.
Simonne G.
a dit adieu à sa famille, amis et élèves.
Originale et sobre, cette annonce, et même attendrissante par la grâce de sa grammaire et de son orthographe erratiques. (On suppose que la défunte n'était pas prof de français.)
Tu nous manques tant !
Jean-Marie W.
X64
passionné de cuivre et de ses alliages
Jolie adresse, et les alliages du cuivre sont d'un incongru charmant.
...auraient tant aimé ne jamais avoir à faire part du décès de N.
Là, on sent l'effort. C'est raté, les amis.
On a
...la tristesse d'annoncer le grand départ de X.
La mort déguisée en voyage, c'est grandiose, d'accord, on aimerait bien pour soi-même, le moment venu, une annonce de ce calibre, poétique, un chouya rigolote peut-être ; puis on pense aux regards noirs du reste de la famille ; on sait qu'on n'oserait pas, et que de toute façon nos proches mettraient leur veto. Je le sais d'expérience : les volontés du disparu, on s'assoit dessus.
Tout cela est bien décevant. Si ça se trouve, telle ou telle tristesse infinie est le fait d'une bande de fieffés hypocrites, qui ouvrent le champagne après avoir fermé le sapin ; inversement, ces ont le regret de faire part tiédasses, ces font part de d'une concision glaciale, émanent peut-être de chagrins authentiques, débordants, mais bridés par la plus impérieuse pudeur. On ne peut rien savoir. Il faudrait, pour décrypter cette comédie sociale, des outils de professionnel qui manquent au nécrologue débutant que je suis.
Alors pourquoi s'obstiner dans cette lecture ? Quel poisson espère-t-on pêcher dans ces eaux grises ?
Les noms mentionnés peuvent mettre un peu de couleur : les patronymes, bien étranges parfois (beaucoup d'étrangers, le Monde se mondialise), et surtout les prénoms.
Visconsine, Orion et Garance,
ses enfants,
Cassandre, Ulysse,
Arwen, Adam et Alba,
ses petits-enfants...
Voilà qui fait rêver. D'une génération à l'autre, quelle superbe continuité ! On imagine : Cassandre et Ulysse ? Enfants d'Orion, prof de lettres classiques. La mère des trois A ? Garance, à coup sûr : Visconsine a tant souffert de son prénom, étant jeune, qu'elle ne saurait infliger le même calvaire à ses lardons — à supposer qu'elle ait pu convoler malgré ce handicap.
On prend aussi un ricanant plaisir à parcourir les nécros de certains : les grands de ce monde qui cumulent trois ou quatre annonces à eux tout seuls (la famille, l'entreprise, les conseils d'administration, le MEDEF, ou l'éditeur, la Société des gens de lettres, l'Académie...), ceux dont la famille énumère fièrement les hauts faits et les médailles, ceux surtout qu'on met en bière avec leurs palmes académiques en sautoir. Les palmes académiques ! Ô dérision ! (Ne les ayant pas eues, dira-t-on, il en crève de jalousie.) N'oublions pas enfin la satisfaction moche, mais si humaine, de se dire en parcourant la liste funèbre : fini pour tous ceux-là, mais moi je tiens toujours, lalalère.
Ces menues réjouissances ne pèsent pas lourd, j'en conviens, et ces visites quotidiennes au cimetière de papier seraient d'un ennui mortel s'il n'y avait pas tout du long un espoir qui ne meurt jamais. Car on attend.
Une retrouvaille. Un mort qu'on a connu vivant.
Connu, mais pas trop : la disparition d'un proche, qui nous ferait souffrir, on l'apprend par d'autres voies que le journal. Je ne me souviens que d'une exception, Anne Sarraute, bras droit de Nadeau, amie chère, qui nous laissa tomber brusquement, avant son heure, après une brève maladie, et dont j'appris le départ dans Le Monde au retour des vacances. Un coup violent, venant d'une personne si discrète. Mais le plus souvent le défunt est une connaissance plutôt vague et perdue de vue. Un ancien prof par exemple. Il était encore de ce monde, celui-là ? Il avait donc quel âge en 68 ? On aurait bien aimé revoir certains d'entre eux, c'est un peu idiot ces gens qui reprennent vie en mourant, qu'on retrouve à l'instant où on les perd, mais on ne va pas en faire un drame non plus.
Bref, il n'y a pas là de quoi pondre une aussi longue tartine, et j'avoue que je n'aurais pas écrit cette page si je n'avais pas appris dans Le Monde, au début de l'été, la mort de Claude Eveno.
Eveno ! C'est bien lui, aucun doute. Né deux ans avant moi, passé par HEC. Il y était quand nos routes se sont vaguement croisées. J'apprends par Wikipedia qu'ensuite il a fait un beau parcours, urbaniste, enseignant, éditeur, cinéaste, homme de radio, auteur d'une vingtaine de livres.
Un revenant, après cinquante ans de silence. Pourquoi suis-je à ce point secoué ? Je ne l'ai même pas connu. (Aperçu peut-être ?) On m'en a parlé, et cela suffit. Au milieu des années 60, j'étais amoureux de Catherine Gombec. Elle fréquentait la petite bande des copains HEC de son grand frère. Il y avait là de sacrés artistes, tels que la digne école en a peu vus : deux cinéphiles frénétiques, Jean-François Stèvenin et Jean-Marie Crochet (lequel séduisit Catherine), et surtout le plus brillant, qui les éblouissait tous : Claude Eveno.
Je lis son nom et d'un coup je me retrouve dans la cinémathèque de Chaillot, lieu magique aujourd'hui disparu. Catherine et moi sommes venus voir je ne sais plus quel film, tous les deux, en bons amis hélas, rien de plus. Nous attendons devant la salle quand elle me lance :
— Tu sais ce qu'il m'a dit, Eveno ? Que j'étais la plus belle des laides.
Dire une chose pareille à une fille ! De quoi rester sidéré. Indigné. Le pire, c'est que ce mufle avait touché juste : elle n'était pas terrible physiquement, Catherine. J'étais attiré par autre chose en elle (par quoi, au fait ?).
Oublié ce que j'ai répondu. Rien sans doute. Petit gars coincé, pas à la hauteur d'Eveno le caïd, prince de Jouy-en-Josas, qui venait de gifler ma grande sœur.
Bientôt la vie nous a tous séparés. Je ne peux pas demander à Catherine si elle a revu Eveno, elle est morte, mais je suppose qu'elle lui a pardonné bien vite. Moi non. C'est stupide, c'est odieux, mais au moment où j'apprenais la mort de cet homme remarquable, si proche de moi au fond, qui aurait pu être un ami, et qui avait sûrement oublié le mauvais bon mot de ses vingt ans, ma colère défunte a ressuscité, la plus belle des laides m'est remontée au nez comme une attaque de moutarde et une petite voix méchante a claironné en moi, Bien fait pour ta gueule, salaud !
Tombeur post mortem. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°228 en octobre 2022)