Je sais, je sais, les employeurs ne sont pas tous des anges, il est bon que les travailleurs soient protégés par la loi, et chaque fois que m'arrive un contrat pour une traduction, je devrais m'agenouiller, remercier les dieux, puis éplucher soigneusement ces pages nourricières comme font les gens sérieux, au lieu de les balancer avec dégoût en vrac au-dessus d'une étagère, hors de ma vue petites connes !
Je n'ose le dire à personne évidemment, mais c'est plus fort que moi, je hais les contrats. Oubliant, monstre d'ingratitude, tout le bien que je leur dois, je ne vois dans la multiplication de leurs pages (ils sont de plus en plus longs, les salopards) que la prolifération du cancer procédurier qui nous étouffe ainsi qu'un moyen grossier pour mieux m'entuber en noyant le poisson sous leur masse. Ils sont là théoriquement pour protéger les deux parties, mais je doute fort que l'employé le soit autant que l'Employeur. Je suis un petit bonhomme, un amateur, face à un pro dont c'est le boulot de lire et de rédiger ce genre de littérature. Si j'enfreins les termes de l'accord, eh bien il ne me paie pas, c'est tout, il lâche au besoin ses avocats contre moi, de toutes façons je suis mort ; si lui les enfreint, il va falloir que je consulte le conseiller juridique de notre association, puis qu'éventuellement je m'aventure au tribunal — en terre étrangère ; je trouverai là-bas, peut-être, des arbitres impartiaux, mais plus probablement d'autres dont la mission, jugent-ils, est de défendre avant tout la société, à savoir les piliers de celle-ci que sont les chefs d'entreprise... Prudence, petit.
Un exemple ? Non, deux.
Il y a quelques années déjà, un petit éditeur téméraire, Ginkgo, publie ma traduction d'un roman grec épatant de Ioànna Bourazopoùlou, Qu'a-t-elle vu, la femme de Loth ? M. Ginkgo me demande un délai de paiement que j'accorde, naturellement, ému par son audace. À la publication du livre, il me doit encore trois mille euros. Dix ans plus tard, j'attends toujours.
Quelques années plus tard, un autre petit éditeur courageux, Quidam, au bord de la faillite, me supplie d'effacer une ardoise de trois mille euros là encore, faute de quoi il devra baisser le rideau. J'accepte avec une arrière-pensée : M. Quidam, si son enfant survit grâce à moi, sera peut-être enclin à ce beau sentiment qu'est la gratitude... Hélas. J'apprends l'autre jour qu'après avoir publié dans ma traduction le délicieux Blague de Yànnis Palavos, auteur que j'ai été le premier et le seul jusqu'ici à traduire, que je lui avais amené, que j'avais traduit pour lui, il confie le livre suivant dudit à quelqu'un d'autre ! Rien d'illégal dans cette manœuvre, d'accord, mais j'y vois un acte contraire à l'éthique, et du coup, le contrat moral étant rompu, ma bienveillance à l'égard du monsieur n'a plus sa raison d'être.
Si je me refuse à traduire en justice les deux indélicats, c'est aussi que je m'en sentirais vaguement sali. Humilié, comme un enfant qui va cafter aux grandes personnes au lieu de régler ses comptes lui-même. Et puis je pourrais presque le remercier, M. Quidam ! Me voilà débarrassé grâce à lui d'une collaboration devenue pesante avec cet homme rugueux, pas sympathique et pas toujours net. Je lui ai pondu sans tarder un petit mot de rupture définitive, c'était bien le moins. Quant à M. Ginkgo, je l'ai croisé deux ou trois fois en dix ans dans des salons du livre et à chaque fois il me fait son numéro : grand sourire, justement je pensais à vous, je vais vous régler dans les jours qui viennent, parce que moi vous comprenez, je ne suis pas du genre à laisser traîner... Au fond il m'amuse, M. Ginkgo, tout en me faisant vaguement pitié. Les détester, ces deux messieurs ? À quoi bon.
Si je peux me permettre de mépriser ainsi l'argent, c'est que mes années d'enseignement et la généreuse retraite assortie ont fait de moi un nabab, un membre d'une petite caste protégée. Mais ce n'est pas tout, j'ai une autre richesse : ma maison d'édition. Depuis plusieurs années je collabore avec un nouvel employeur : moi-même. Entre lui et moi, franchise et bonne entente. Chacun sait dès le départ qu'il ne s'agit pas de gagner des sous, mais de ne pas en perdre afin de pouvoir poursuivre l'aventure. Le traducteur accepte d'être peu ou pas rémunéré, sachant que l'éditeur ne le sera guère plus. L'éditeur publie à peu près ce qu'il veut, luxe insensé. La plupart des auteurs sont sur la même longueur d'onde que lui. Les poètes surtout, trop heureux d'exister dans une autre langue. Les prosateurs reçoivent une somme symbolique, et même un contrat s'ils insistent. Mais avant de quitter ce monde, j'aurai plus d'une fois réalisé ce rêve, cette utopie : un livre publié sans paperasse, tope-là, c'est tout. Comme autrefois, dans un Éden perdu. On est heureux alors comme un soldat qui largue armes et uniforme pour aller barboter tout nu dans la rivière avec des copains et des filles.
Une autre plaie du système des contrats, c'est qu'il fait de l'œuvre une chasse gardée, où le signataire accueille les intrus à coups de flingue. Que quelqu'un puisse mettre des barbelés autour d'un texte, c'est sans doute nécessaire dans bien des cas, et je me réjouis, par exemple, qu'on ne puisse pas publier l'une de mes traductions sans mon accord. Mais en même temps je crois qu'un texte, pour vivre dans une autre langue, doit être traduit plusieurs fois, et le traducteur-éditeur que je suis n'empêchera jamais quiconque de traduire et publier un texte après lui. Si quelqu'un d'autre s'occupe de Palavos, peu importe ; ce qui m'insupporte, c'est que moi je n'aie plus le droit de le faire.
Ma consœur en traduction et édition, Mme Signes et Balises, doit sentir ses oreilles siffler : c'est à elle que l'éditeur de Palavos a offert ma place, qu'elle a acceptée sans état d'âme. C'est elle aussi qui m'interdit virilement de diffuser ma traduction pirate des poèmes de Nìkos Kavvadìas, poèmes dont elle détient farouchement les droits, et qu'elle publiera bientôt, dit-elle, dans une traduction toute neuve. C'est vrai, son âme de propriétaire me semble bien mesquine, et je m'en veux un peu de céder ici aux plaisirs non moins mesquins d'une menue vengeance. Mais il m'aura suffi d'écrire cette page pour me calmer. Pas de haine là non plus. Adieu, madame. Et toi, Michel, oublie les bisbilles médiocres et poursuis ta route où des gens bien, sûrement, t'attendent.
Traducteur sans torts... |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°227 en septembre 2022)