BRÈVES

N°227 septembre 2022



BRÈVES


Sima setuanoklov, tulas !

Langue incompréhensible ? Non ! Elle utilise les mots de notre langue, écrits à l'envers. Les vieux volkonautes et les fans de BD l'auront reconnue : C'est Franquin qui l'a sinon inventée, du moins popularisée dans deux volumes des aventures de Spirou, Z comme Zorglub et L'ombre du Z, publiés au début des années 60. Je la parle à l'occasion, cette zorglangue (ou du moins l'écris) avec mon retsambew, le cousin Marc (pardon : Cram).

Je crois bien que dans mes jeunes années, déjà, le Tintin d'Hergé m'emballait un peu moins que le Spirou de Franquin, la douce folie de ses histoires et l'extrême vivacité du dessin.

Pourquoi ces deux albums-là ? Sans doute à cause du personnage de Zorglub, génie du mal mégalomane, terrible et ridicule, qui me rappelle mon prof d'anglais de première, un demi-fou nommé Slama. (Jamais vu colères aussi tonitruantes. Slama me fascine encore.)

Quant au reste, le charme n'a pas cessé d'agir. Plus qu'autrefois, je remarque une foule de détails savoureux, et les invraisemblances, qui plus que jamais me sautent aux yeux, ont un charme grandissant. Greg, gagman inspiré, épaule au scénario Franquin, dont les opinions contestataires passent au premier plan dans L'ombre du Z.

Spirou, en fait, n'est pas le personnage le plus intéressant de la série — pas plus que Tintin dans ses propres aventures —, mais cette relecture éveille en moi une tendresse nouvelle et profonde pour Pacôme, Hégésippe, Adélard, Ladislas, comte de Champignac. Je m'en rends compte aujourd'hui seulement : ce vieux savant génial, apparu onze ans plutôt dans Il y a un sorcier à Champignac, ressemble à Charles Apoil, mon arrière-grand-père adoptif (cf. Journal infime 06-07, «Dans l'atelier»). Le père Apoil, comme nous l'appelons, passa lui aussi la fin de sa vie dans une grande maison — celle où je vieillis aujourd'hui —, seul et heureux, se donnant tout entier à ses passions bricoleuses. Quant à moi, qui ai désormais leur âge, mes bricolages sont d'un autre ordre et ma passion pas assez forte pour me faire souhaiter la solitude, mais si je vivais seul, je laisserais volontiers comme eux ma maison se délabrer doucement, à mon allure. Ma maison pleine de livres, comme celle du comte de Champignac.

Ferb, eviv Niuqnarf !


Rueffag emmoc Notsag !
Bulgroz tse nu ervuap epyt.

*


Olivier Rolin, lui, n'aura pas la chance de vieillir tranquille dans son repaire parisien qu'il habitait depuis trente-cinq ans : on l'a brutalement exproprié, en plein confinement — jeté à la rue au moment où lui interdisait de sortir. Il en a fait un livre, pour, dit-il, «essayer d'échapper à la dépression».

Vider les lieux (Gallimard) décrit le déménagement ; les objets qui s'entassaient dans l'appartement-capharnaüm, les milliers de livres ; la rue elle-même, pas n'importe laquelle, proche de l'Odéon, riche en histoires et en histoire tout court ; les pays d'où l'auteur, voyageur compulsif, a rapporté les divers objets. Paradoxal, ce bouquin, à la fois reclus et vagabond, qui voyage en plein confinement ; un livre qu'on écoute plus qu'on ne le lit, comme suspendu aux lèvres d'un type qui a une foule de choses à raconter et qui raconte mieux que personne, à bâtons rompus, au fil des souvenirs.


J'aime, et de plus en plus en vieillissant, par opposition aux livres qui poursuivent une idée fixe, les livres madréporiques, infiniment ramifiés et laissant le lecteur à chaque fois au bord d'un nouveau champ imaginaire, vite laissé (mais pas oublié) pour passer à un autre («à sauts et gambades» à la façon de Montaigne).


Il se lâche, Rolin, il se fait plaisir et c'est contagieux. Et si ce livre à première vue de circonstance, au ton familier, sans prétention affichée, était en fin de compte l'un de ses meilleurs ? En tous cas, cet homme qui me ressemble peu a priori, je le sens ici plus proche que jamais.

Pour finir, envie de citer, en résonance avec notre actualité brûlante, ces lignes qu'on suppose terriblement justes. Il s'agit de la Russie :


...je crois que cette laideur, ce défaut répandus dans les choses et certains êtres font partie d'une esthétique générale dont le camp du Goulag était le centre obscur. Elles font partie d'un immense travail de domestication du peuple — d'apprentissage de la résignation —dont la terreur était la forme la plus violente, mais l'habitude du moche et de l'insuffisant une autre composante, plus insidieuse et omniprésente. (...) «Aucun pays n'a mieux maîtrisé l'art de la destruction de l'âme de ses citoyens que la Russie», écrit Brodsky.


Il ne dit pas où il va s'installer...
Chez lui, suppose-t-on.

*


Si par hasard il me lit (il reçoit mes annonces mensuelles), Rolin se réjouira-t-il de faire chambre commune ici avec Spirou ? J'ai commencé par deux lectures certes différentes, mais également délicieuses pour moi, un peu lâchement : les livres qu'on aime sont plus faciles à commenter.

La suite me pose problème.

Le Journal des frères Goncourt, par exemple, imposant pavé de 900 pages, disponible en Folio classique, est d'une lecture facile, certes (avec, tout de même, 150 pages de notes pour situer événements et personnages). Alors d'où vient la gêne ?

On ne sait trop qu'en penser, de ce fameux journal.

La vie de Jules et Edmond, qu'ils rapportent avec minutie et complaisance, n'est pas passionnante tous les jours, le lecteur traverse de longs tunnels en compagnie de personnages parfois totalement oubliés. Surtout, les deux lascars, misogynes, antisémites, narcissistes, pleurnicheurs, fielleux, ne sont pas follement sympathiques. Même s'ils s'avèrent moins faciles à cerner qu'on ne croit. La visite à une prison de femmes arrache à ces réactionnaires des accents de vraie douleur et de sympathie.

C'est bien écrit, comme on dit — trop bien par moments. Dans certains portraits notamment, on sent l'effort pour pondre une belle page, épater la postérité. (Le journal, d'une franchise trop brutale, ne sera publié que post mortem.) C'est souvent surécrit, affecté — pas toujours, d'autres pages sont plus simples et d'une belle vigueur, ça crépite de formules brillantes, d'une méchanceté étincelante parfois, et on leur pardonne tout.

Aujourd'hui, évidemment, ils sont avant tout pour nous les témoins d'une époque, les familiers de Flaubert, Tourgueniev, Sand, Zola, Daudet, Gautier, Renan, Sainte-Beuve ; dès que ces messieurs-dame entrent en scène la température monte soudain, et les pages où Flaubert commente Madame Bovary ou lit sa prose devant les frangins fascinés, avec sa voix extraordinaire, suffiraient à les rendre immortels. Mais les Goncourt méritent aussi qu'on les lise pour eux-mêmes, capables qu'ils sont de nous scotcher à tout moment sans crier gare. Avec, par exemple, la simple description d'un ciel :


Il y a des jours où le ciel me semble vieux, et les astres usés. Le firmament montre sa trame. Il y a des morceaux d'azur où j'aperçois comme des repeints et des nuages où je vois des espèces de rapiéçages. Je ne sais quel ton pisseux les siècles ont donné à ces frises de l'univers, un émail éraillé par le pas des siècles, par les clous des souliers du Temps. Le soleil est passé ! Dieu me fait l'effet de ces directeurs de théâtre, menacés de faillite, (...) qui resservent au public leurs vieux décors et leurs fonds de magasin.


Ils détestent Les misérables, compissent Molière et placent George Sand un peu trop haut pour notre goût actuel, mais pardonnons, là aussi, puisqu'ils idolâtrent Diderot, «l'Homère de la pensée moderne».

Je comptais m'arrêter au tiers, je feuillette la suite : mais ça m'a l'air drôlement bien ! Allez, je vais tout lire.


(ou Jules et Edmond ?)
Edmond et Jules

*


Commenter les Goncourt était un jeu d'enfant à côté de ce qui m'attend. L'autre versant, puis L'homme violet, de Bruno Gay-Lussac, lus récemment, m'avaient frappé par leur étrangeté radicale et donné envie de poursuivre l'aventure, mais Le voyage enchanté, paru en 1981 chez Gallimard, bat tous les records. C'est peut-être le roman le plus insolite que j'aie jamais lu — et pourtant, la concurrence est rude.

Je n'aime pas résumer les intrigues, ça tombe bien, j'en serais incapable ici. Essayons : c'est l'histoire d'un enfant différent, qui va grandir au sein d'une famille, mais dans une solitude intellectuelle totale, voyant toutes choses, et même les mots et les nombres, différemment des autres humains. Puis, à l'âge d'homme, il part en voyage dans des régions insituables dans l'espace ou le temps, fait diverses rencontres, et à la fin de ce parcours initiatique, aux péripéties aussi vives et obscures que dans certains rêves, il...

Comment faire sentir la force mystérieuse de ces pages ? Voici le tout début :


Le lait de sa mère lui parut acide. Il le rejeta sur le sein, saisit dans son poing crispé le collier d'or qu'elle portait autour du cou et le brisa.


Plus loin :


Il s'arrêta, frappé par une lame d'air glacé.

La mer.

Il recula d'un pas car le vent le faisait osciller ; puis il revint au bord de la falaise et s'assit.

L'acier de l'océan l'aveuglait. Il ferma les yeux et dit tout bas : «La mer». Puis il pensa à son «âme», rapprocha les deux mots et découvrit leur ressemblance. Trois lettres formaient l'édifice de chacun et deux d'entre elles étaient semblables. Alors, de l'un et de l'autre, il détacha la troisième pour les unir. Il bâtit ainsi le mot «Râ» dont il savait, par le père, que c'était le nom le plus ancien que l'homme ait jamais donné au soleil.

Encore une fois, de ces trois mots, il fit un triangle qu'il crut voir devant lui comme une énorme étoile plus éclatante que la lumière.


Que faire de tout cela ? Où nous mène-t-on ?

J'aurais pu citer aussi deux passages impressionnants, où l'étrangeté est puissamment soulignée par des moyens grammaticaux et musicaux, mais gardons-les pour le Coup de langue du mois prochain.


En 1944, à 26 ans.
Bruno Gay-Lussac

*


Embarras encore avec Valérie Rouzeau.

Je l'ai un peu lue et fort appréciée. Pas revoir, Neige rien, Vrouz, autant de bons souvenirs. Des poèmes où elle se raconte au quotidien, simplement, jouant habilement sur les mots, la drôlerie de l'invention verbale atténuant une éventuelle mélancolie. Après une vingtaine de recueils, la cinquantaine venue, la Rouzeau, Valoche pour les intimes, jouit d'une solide réputation, certains voient même en elle une des grandes voix poétiques francophones du moment.

Un recueil récent (2018), à la Table ronde. Et là, dès le titre, ça commence mal : Sens averse (répétitions). Comprends pas. Trop subtil pour moi. Suit une centaine de poèmes pas très longs qui me laissent perplexe.

Certains que j'aime beaucoup :


Plein de confiance en mon cœur et dans les dictionnaires

Je persiste à narrer mes petites affaires

L'amour amis en pièces toutes mes théories

Depuis le champignon jusqu'au paradis bleu

Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire

Un vaste et pauvre type d'un pessimisme heureux

C'est-le-son-d'une-clochette-qui-traverse-le-mur

Pendant qu'à l'héliotrope Melpomène se parfume

C'est la fleur dont l'odeur triomphe du temps

Qui viendrait une nuit dévorer mes oreilles...


Très rouzelliens, ces vers, et pourtant c'est un poème glané, montage de vers empruntés à divers poètes (Sacré, Laforgue, Šalamun, Corbière, Marie Noël, Bachelin, Albert-Birot, Desnos, Péret). Objet fascinant.

Je craque également pour des poèmes entièrement de sa main, comme celui-ci où elle chante son intimité avec les animaux :


Je voudrais me trouver face à face un beau jour

Avec mon double d'écailles de plumes de fourrure

Me rencontrer carpe ou truite me retrouver coucou...


Ou celui-ci :


Qui va ourler s'il n'y a plus d'anguille

La rivière au fil de l'eau douce...


Mais à côté, quelques poèmes limite simplets, et surtout beaucoup d'autres abscons au contraire, leur obscurité insuffisamment éclairée par le pétillement ici ou là d'un jeu de mots. Comme si la poétesse devenue star forçait un peu son talent, cherchant à se renouveler, ou commençant à se prendre au sérieux.

Cet ouvrage a reçu le Prix Méditerranée 2019. Avons-nous lu le même livre ?


Photo Hélène Bamberger
Valérie Rouzeau

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Comment ? Pas d'autres lectures ?

Eh oui : ce mois-ci, pour diverses raisons techniques, je dois remettre ma copie le 27 au soir, date à laquelle, d'habitude, en retard comme de coutume, je tapote frénétiquement.

Du côté des films, maigre bilan aussi. Nous n'avons pourtant pas quitté Paris en août... C'est quoi, ce travail ?

Ceux qui ont aimé la délirante Attaque de la moussaka géante, puis Strella et Xenìa, risquent d'être déçus par le nouvel opus du Grec Pànos Koùtras, Dodo. L'histoire, qui court derrière une douzaine de personnages, avec de savoureux moments, se révèle finalement un peu poussive, et l'on se demande, après coup, ce que l'oiseau qui donne son titre au film vient faire là-dedans.

Ma nuit chez Maud, d'Éric Rohmer, pas un poil de graisse, pas une ride. La fameuse nuit entre Trintignant et Fabian, plus torride que jamais, la tentatrice plus belle et attirante encore que dans le souvenir. Le reste du film, qui s'était un peu perdu dans les brumes avec le temps, effacé par l'éblouissante nuit, le voilà qui réapparaît dans toute sa densité et sa finesse, lui aussi étincelant.


En revoyant le film, on se dit que peut-être, cette fois-là...
Insoutenable...

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Bizarre : je prévoyais de m'envoyer, après les symphonies de Sibelius, celles de Mahler. Même époque, même distance vis-à-vis de la tradition, même richesse. Mahler, longtemps méprisé, aujourd'hui superstar, Sibelius un peu moins bien coté à l'Argus. Et pourtant j'ai laissé tomber l'intégrale Mahler en route, malgré toute mon admiration pour lui, alors que je m'offrirais volontiers une autre écoute de Sibelius, qui décidément m'intrigue et me fascine.

Dans un tout autre genre, découvert ce mois-ci, grâce à un article de Télérama, la mystérieuse Connie Converse. Elle écrivait des chansons, paroles et musique, et les chantait en s'accompagnant à la guitare. Elle ne se produisit jamais en public et n'a laissé que des enregistrements d'amateur. Elle disparut à cinquante ans, il y a cinquante ans, et nul ne sait ce qu'elle est devenue.

Il nous reste d'elle une vingtaine de chansons, présentes sur youtube. Belles paroles, musique tranquille en apparence, genre folk, mais bientôt la mélodie dévie subtilement, les accords se compliquent, et d'un coup on est emporté, délicieusement perdu, en se demandant pourquoi on est à ce point ému par cette voix d'outre-tombe.


Look inhabituel...
Connie Converse

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Pour octobre, on prévoit de lire Goncourt, Feydeau, Tchekhov, Spire, Muselli, Nicoloso, Wauters, Brown, Goossens...





www.lesentierdugrandparis.com








SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


Il est plus facile d'en venir à détester quelqu'un parce qu'il se fourre les doigts dans le nez que de l'aimer parce qu'il a créé une symphonie.



2


Si comprendre est une joie, cette joie ne sert le plus souvent qu'à tempérer la tristesse de ce qu'on vient de comprendre.








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