MME CLÉMENT EST MORTE


Quand je parcourais à pied le Massif Central, dans un autre siècle, je notais chaque soir à l'étape les impressions de la journée. Ces journaux de bord — une demi-douzaine de petits rouleaux, pages de carnet enveloppées dans un bout de carte Michelin, 1966, Millau - Mende ; 1967, Vichy - Tence ; 1971, Saint-Agrève - La Garde ; 1972, Roche de Vic - Laguiole ; 1973, Clermont - Saint-Flour ; 1976, Forgès - Puy Mary — dorment dans une boîte en attendant que je les relise un jour. Je me dis parfois qu'il faudrait carrément les recopier, à quoi bon me réponds-je aussitôt, oui mais si je ne le fais pas, à quoi bon les avoir écrits ?

J'ai un autre projet, qui se réalise en partie celui-là : retourner là-bas périodiquement, retrouver certains lieux, en découvrir d'autres, et en croisant ainsi les chemins d'aujourd'hui et d'hier, tisser une toile, enrichir un puzzle.

Je m'y remets de loin en loin, je viens de le faire il y a quelques jours, en voiture évidemment. Crapahuter toute la journée, puis dormir sous la tente ou dans des granges, je n'en ai plus la force, ni surtout l'envie, ce qui est plus grave. Mais la voiture a aussi ses avantages, elle qui fait voir autrement les lieux qu'on survole comme en avion, ou comme les morts depuis là-haut — je le croyais quand j'étais gamin.

Je les aimais autrefois, ces régions perdues, et je crois qu'aujourd'hui je les aime plus encore, comme si au fil des ans elles avaient lentement infusé en moi. Dans les Alpes j'étouffe, au cœur de ce pays-là je respire. Sur certaines hauteurs, là-bas, on ne voit que les montagnes, leurs formes bleues et douces, à la fois lourdes et légères, qui s'étendent sur tout l'horizon, et je ne connais pas d'image plus pure de l'immensité, du silence et de la paix. Ce que je viens chercher dans ces hauts-lieux, je le sens moins confusément qu'alors, c'est une substance mystérieuse qui ajoute une fraîcheur, une petite lueur à la vie.

D'Uzès à Valence en passant par Mende, Ruynes-en-Margeride et Le Puy, le mont Lozère a été le sommet du voyage, à tous points de vue. Il fallait à tout prix que je le revoie ; j'ai aperçu son sommet de loin, depuis la route au col de Finiels, quelques secondes à peine, mais cela suffisait, j'y étais de nouveau, j'y serai toujours, marchant là-haut tout seul sur sa crête si longue qui semblait sans fin, presque effrayé, émerveillé. À chacun son mont Athos ou son Olympe ; avec le mont Lozère, j'ai trouvé un Himalaya à ma pointure.

Il faudrait parler d'autres lieux revus cette fois-ci, comme le viaduc de Garabit, l'un des premiers ponts métalliques, chef-d'œuvre de Gustave Eiffel aux lignes simples et parfaites comme sa grande petite sœur, pieusement repeint dans son vieux rose d'origine, ou comme ces fermes anciennes religieusement reconstituées un peu partout, comme à Loubaresse ou Moudeyres.

Ces étendues apparemment désertes, sont peu mais bien peuplées. De belles rencontres ont jalonné ce pèlerinage. Guylaine et Edouard, nos amis du Puy, maîtres jardiniers ; dans le Parc à loups du Gévaudan, près de Marvejols, un homme qui s'occupe des loups depuis près de trente ans et en parle avec science, humour et tendresse ; et puis ceux qui n'étant plus de ce monde, continuent de hanter ces lieux. Ceux d'abord que fait revivre le Lieu de Mémoire du Chambon-sur-Lignon, qui cachèrent pendant la guerre des enfants juifs au péril de leur vie, et ceux qui prirent le maquis, leurs frères — des protestants surtout.

Et puis deux personnages plus obscurs.

Clémence Fontille, je ne l'ai jamais rencontrée, elle est morte avant ma naissance, mais je connais bien l'école où elle enseigna près de trente ans, dans une maison minuscule du hameau de Signalauze, vers Saint-Flour. On y entre dans sa salle de classe, telle qu'elle était vers 1930, avec pupitres, poêle à bois, cartes et sentences morales aux murs, et l'on s'y croirait encore. Les gamins adoraient Clémence Fontille, qui les frappait rarement de sa baguette, et moi, faute d'avoir été son élève, je reviens chaque fois que je peux dans son petit royaume qui cristallise tout mon amour et ma gratitude pour l'école — primaire surtout. J'en suis à ma troisième visite, et cette fois j'ai eu le bonheur de faire la dictée, avec trente écoliers de sept à soixante-dix-sept ans écrivant au porte-plume et à l'encre violette. Une chance inouïe nous a fait tomber pile au bon moment : l'école n'ouvre plus qu'une après-midi par semaine en été. Le proconsul brutal de ces régions, ennemi de tout ce qui est culturel, un certain Wauquiez, a coupé les vivres aux éco-musées de sa province. Il fit jadis, dit-on, de brillantes études, et moi je lui enfonce le bonnet d'âne jusqu'aux yeux, à ce nuisible qui voudrait faire mourir Clémence Fontille une deuxième fois.

Et voici pour finir Mme Clément. Elle, je l'ai vue naguère, nous nous sommes parlé — quelques minutes seulement, je ne me souviens pas d'elle, alors pourquoi évoquer ce personnage infime ?

Elle est liée à l'épisode sans doute le plus étrange de mon parcours de traducteur. Il y a une dizaine d'années, je me demande pourquoi, on m'a invité en janvier à Saint-Agrève, simple bourg aux confins de la Haute-Loire et de l'Ardèche, plongé en pareille saison dans une hibernation profonde. L'unique restaurant ouvert avait offert à son client unique un festin de roi avant de baisser le rideau jusqu'aux beaux jours, et ce soir-là j'avais dormi dans l'unique hôtel, entr'ouvert uniquement pour moi. Un ancien hôtel en fait, déclassé en gîte pour marcheurs, dans son jus d'avant-guerre, tenu par une vieille dame propre et gentille : Mme Clément. Ne voulant pas la ruiner en chauffage, j'y avais passé une nuit de pacha sous trois édredons.

Saint-Agrève, l'autre jour, était sorti de sa torpeur, mais mon brave restaurateur est parti, une mangeoire un peu branchouille prenant sa place, quant à l'Hôtel Clément, il est fermé. La dame de l'office de tourisme, juste en face, m'a dit que Mme Clément était morte. Quoi de plus normal, dira-t-on, vu son grand âge, alors pourquoi une telle tristesse devant l'étroite façade, sous l'inscription HÔTEL CLÉMENT (les lettres du premier mot décrochées, celles du second grises de poussière) ? Personne n'a voulu prendre la relève. La mort de Mme Clément et celle de son hôtel, c'est aussi celle d'une époque, celle d'une hôtellerie à l'ancienne, simple, calme, chaleureuse, dont il était doux de savoir qu'elle existait encore pour de temps à autre s'y réfugier, précieuse comme un jardin caché entre les autoroutes.


Comment ne pas souhaiter redoubler chaque année ?
Signalauze


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°226 en août 2022)