Je n'aime pas trop les divers personnages que je fus au fil des ans, je souffre d'avoir été ce gamin prétentieux des années 50, mais j'ai plutôt de la sympathie pour le petit gars qui au début de l'été 66, à dix-huit ans, partit marcher sur les routes du Massif Central.
C'était bien, cette idée de partir à l'aventure dans les lieux les plus sauvages du pays, au lieu de me vautrer comme un con sur une plage. C'était bien aussi d'y aller seul, même si je me demande après coup si cette solitude fut choisie, ou si, tout bêtement, aucun de mes potes n'eut envie de m'accompagner. Je le trouve attendrissant, ce petit imbécile qui pendant six jours, entre Millau et Mende, crapahuta laborieusement, mal équipé, chaussé de vulgaires tennis, ayant tout le temps peur, de la chaleur le jour, du froid la nuit, des guêpes, des vipères, des ampoules, des assassins qui rôdent et surtout de ces paysages immenses. Je les aimais autant que je les craignais. Les Alpes m'insupportent, rien à faire, ces frimeuses m'ennuient et m'étouffent, mais ce pays désert en plein cœur du pays, cette île tranquille, cet œil de cyclone, est une merveille. Dans mon souvenir, sa rudesse m'emplit de douceur.
Pour ce premier voyage à pied, je n'ai jamais quitté les routes. Ma carte Michelin au 200 000ème ne me montrait qu'elles, tandis que celles dites d'état-major m'auraient ouvert la porte des sentiers. Je me le suis reproché par la suite, mais non, cette bêtise avait du bon. Les voitures ne me dérangeaient guère, certains jours je n'en voyais qu'une, qui souvent s'arrêtait pour savoir ce que fabriquait ce petit jeunot tout seul — on n'avait jamais vu ça. Et puis marcher sur le bitume désert cause une ivresse incomparable. Être seul sur un sentier, c'est agréable, mais somme toute normal, tandis que l'absence de voitures sur une route a quelque chose d'extraordinaire, de magique : on dirait que le ruban noir a été déroulé rien que pour nous, à l'avance, par des dieux bienveillants. De quoi être heureux comme un roi.
Il a souffert, le roitelet. D'un kilométrage trop ambitieux, mais aussi de la chaleur. Ça cognait. Je ne m'en souviens pas, mais un détail futile me le rappelle. L'avant-dernier soir, une longue montée m'amène à Finiels, une ou deux maisons perdues à flanc de montagne. Un paysan (visage émacié, quelques dents qui manquent) me laisse dormir dans sa grange, mais d'abord, dans la cuisine-salle de séjour, sa femme fait sécher ma chemise trempée de sueur devant la cuisinière ; le lendemain matin, en riant, elle me la rendra blanche de sel, toute raide, le dos empesé par cinq journées suantes. La honte. Petit ballot, tu me fais marrer moi aussi.
Si j'aimerais retourner là-bas, juste avant le mont Lozère, et dans les autres lieux, mont Aigoual, gorges du Tarn, causse Méjan ? Bien sûr. Je repense très souvent à cette virée juvénile. Je lui ai même consacré une page ici même, il y a six ans, sous le titre «Petites vadrouilles», où je la raconte autrement. Les hasards de la vie me ramenant à Millau voilà quelques années, j'ai repris en trottinant la route prise un demi-siècle plus tôt, qui monte vers Montpellier-le-Vieux, mais j'ai dû redescendre bien avant, ayant à faire en ville. Plus tard je n'ai pas pu, pour des raisons matérielles, réaliser mon rêve : fêter en 2016 le cinquantenaire de mon voyage en reprenant le même parcours à pied.
C'est sans doute mieux ainsi. Auraient-elles tenu le coup, mes guibolles, à près de soixante-dix balais, même si moins chargées qu'alors ? Et puis que retrouverais-je là-bas ? Il est sûrement dans l'autre monde, le paysan édenté, morte aussi la dame des Hauts de Hurlevent — elle tenait un restaurant à cette enseigne, dans un hameau caché au flanc de l'Aigoual, aussi minuscule qu'étaient énormes les portions de l'aubergiste. Le trafic automobile s'est accru assurément, les déserts d'autrefois sont peuplés de randonneurs solitaires ou en peloton, je ne serais certes plus hébergé gratis, et cela me ferait mal de rencontrer un peu partout des marchands de souvenirs, un Auchan à Sainte-Énimie ou un Macdo sur le causse. Et quand bien même tout serait resté à l'état sauvage, il me faudrait trimballer avec moi, on ne me laisserait pas partir sans elle, la petite boîte infernale, ce fil à la patte sans fil qui nous relie au monde entier, qui ne nous lâche plus désormais. Le plus grand bonheur de ce voyage, c'était d'avoir largué un instant les amarres, de ne plus pouvoir, pendant quelques jours, joindre ou être joint. Adieu l'aventure. Cette liberté-là est un paradis perdu, un de plus, à jamais.
Le signal de Finiels. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°225 en juillet 2022)