DOUCEUR DU SOIR


Certains jours, certains matins surtout, alors qu'à première vue tout baigne, le moral boit la tasse ; inversement, il est des moments où l'on nage dans le bonheur en se demandant pourquoi. J'apprends l'autre jour qu'un éditeur que j'estime, après plusieurs années de travail ensemble, me retire la traduction d'un excellent jeune auteur que je lui avais amené — acte violent, contraire sinon à la loi, du moins à l'éthique. Je comprends ma colère, mais ce qui lui succède une fois écrite ma lettre de rupture cinglante, ce soulagement, cette légèreté guillerette, voilà qui me prend au dépourvu.

Et le samedi 21 mai 2022, n'aurait-il pas plutôt dû me chagriner ?

Ce jour-là je pars bosser en province, comme je le faisais deux fois par mois en moyenne, dans divers lieux, avant le virus ; depuis, le rythme est ralenti. Levé aux aurores et rentré à la nuit, je passe toute là journée à Lyon, où la manifestation se tient dans la cour d'un bâtiment historique : il fut jadis le siège de la Gestapo. Les intervenants ont droit au repas de midi gratuit, mais arrivé un peu tard, et végétarien de surcroît, je dois me contenter d'un bout de fromage dans deux feuilles de salade. Heureusement, le vieux routier a toujours une pomme et quelques biscuits dans son sac.

À mon programme d'abord, un atelier de traduction. Où est la salle ? L'organisateur nous montre un escalier qui descend vers les ténèbres. Vais-je me retrouver dans l'une des caves où tant de résistants, dont Jean Moulin, moururent sous la torture ? On proteste. On obtient une salle normale au rez-de-chaussée.

Lors de mon précédent atelier, le mois dernier à Genève, je me suis senti frustré d'avoir sept participants seulement, dont certains connaissaient à peine le grec. Aujourd'hui c'est bien pire : aucun client ! Ne te sens pas humilié, Michel : on ne te fuit pas, on t'ignore simplement. Quatre Grecs, parmi ceux qui tiennent le stand des deux associations helléniques présentes, se dévouent avec gentillesse. Je vais pour la première fois faire traduire du grec en français des Grecs, dont trois qui ne possèdent pas toutes les finesses de notre langue... J'imagine que l'exercice, original pour moi, et qui tout compte fait m'amuse, doit leur sembler redoutable. Ils l'affrontent héroïquement.

Après l'atelier, brève pause, puis je remets ça en solo. Je planche sur le même thème qu'à Sèvres en mars : la vie enchantée d'un traducteur de grec. Sous la tente centrale, au pied de mon estrade, perdus dans une armada de chaises vides, bien au fond pour que je les distingue à peine dans la pénombre, une petite dizaine de pékins — encore un peu moins qu'à Caen au début de ce mois. Et comme à Caen, aux deux-tiers de mon exhibition, un type renfrogné se lève et se taille ostensiblement — comme si c'était le même, payé pour me suivre et me saper le moral. (Payé par qui, grands dieux ?) Pourtant mon show me semble rodé, je tâche d'être vivant, de faire sourire à l'occasion, comme autrefois devant mon public lycéen, qu'est-ce qui a bien pu le défriser, ce vieux con ?

À Caen, les bibliothécaires avaient si longuement tenu le crachoir, de façon brouillonne et sotte pour l'une des deux, que j'avais dû sabrer dans mon laïus minutieusement calibré ; ici, on ne m'accorde qu'une demi-heure, mais je l'ai toute à moi. Terminant avec un peu d'avance, en bon pro, pour laisser la place à une question, après avoir énuméré les misères du métier (les ayants-droits, les agents, les éditeurs...), je conclus que malgré tout je reste un traducteur heureux.

Je le pense vraiment ! D'un certain point de vue ce fut une journée merdique, une vaine agitation, je pourrais regretter de ne pas être resté dans mes pantoufles, eh bien non : je repars malgré tout avec le sentiment du devoir accompli, bon petit cheval trottinant sans broncher quoi qu'il arrive, de menues défaites en victoires dérisoires, tout heureux de trotter encore.

Le retour un peu galère lui aussi, pas de TGV direct, correspondance d'une heure à Bourg-en-Bresse au moment du dîner, on en profitera pour grignoter un truc au buffet de la gare, sauf que celle de Bourg-en-Bresse aurait sa place dans un village, pas de buffet, rien qu'un vague restaurant sur la petite place où la bouffe sera franchement oubliable, mais ce que je n'oublierai pas, c'est l'endroit où l'on me fait dîner : un grand jardin tranquille avec un bassin et de vieux arbres — d'autant plus beau qu'inespéré. Après la canicule de l'après-midi, vient une fraîcheur idéale, une lumière caressante, une paix profonde qui va m'accompagner quand je regagne la gare pour prendre un TGV qui arrivera, mais oui, à l'heure. Les trains bondés, qui sont la règle, on y étouffe ; un train totalement désert ça vous angoisse ; mais sur le quai ce soir-là on a placé quelques figurants pour m'annoncer un train presque vide — rare délice, touche finale à cette soirée apparemment banale mais d'une douceur exceptionnelle, miracle minuscule, récompense mystérieuse, je n'en méritais pas tant tout de même, et une fois embarqué, tandis que le paysage défile calmement dans le jour qui ne veut pas finir, je me dis que cette longue et belle soirée, somme toute, est un peu à l'image de ma vie elle-même qui roule sans hâte vers sa fin.


Hôtel terminus, à la sortie de la gare.
Le jardin de Bourg-en Bresse.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°224 en juin 2022)