LE SEXE DES ANGES


Car à la résurrection, les hommes ne prendront point de femmes, ni les femmes de maris, mais ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel.

C'est Jésus qui nous le dit, par Matthieu interposé.

Ça promet.

Tout compte fait, je ne sais pas si j'ai envie de mourir.

Selon certains commentateurs, ce verset pourrait vouloir dire que les anges ont tout de même un sexe, mais un seul, et par conséquent n'aiment que le même. Gays, les anges ? Gays nous autres au paradis ? Bonne nouvelle pour certains, dont je ne suis pas, hélas.

Mais pour tout avouer, ce ciel auquel je ne crois guère m'intéresse moins que notre ici-bas, et la parole d'évangile en question fait remonter dans ma mémoire la phrase de je ne sais plus quel écrivain catholique célébrant le célibat du clergé : «[nos prêtres] sont comme les anges dans le ciel». Le célibat des prêtres, et le vœu de chasteté qui l'accompagne, est curieusement un sujet qui me touche !

Je viens d'une époque où les garçons étaient comme ceux de toutes les époques. Les enquêtes les plus sérieuses convergent : pendant l'adolescence, 95% des garçons se paluchent, et 5% sont des menteurs. Et depuis toujours, dans nos pays christianisés du moins, les éducateurs s'évertuent à les en empêcher. Avec une virulence variable, il est vrai. Nos années 60 ne furent pas les pires, on nous menaçait rarement de surdité ou de démence précoce comme avant, mais la chose était malgré tout mal vue — alors qu'aujourd'hui, si j'ai bien suivi, les magazines vous disent comment s'y prendre, et seules sont soumises au jeûne les quéquettes intégristes.

Autant que j'aie pu remarquer, tous mes copains pratiquaient la chose, même et surtout ceux qui se vantaient de sauter des filles. D'autres que moi ont-ils tenté un jour l'abstinence ? Car je le confesse, j'ai un peu flirté avec elle ! Je devais avoir dans les seize ans et quelques années de pratique derrière moi. Près de soixante ans plus tard, je m'interroge : pourquoi cette décision étrange ?

Non, je ne me suis pas soudain lié les mains par vanité, pour faire l'original — d'autant qu'en ce temps-là surtout la chose, comme son absence, étaient tenues secrètes. À vrai dire je ne me comprends plus bien. J'étais encore un bon petit orthodoxe, et quand on me serinait que ce plaisir-là n'est pas bon je continuais de le croire un peu. Il me semble que je voulais me garder pur pour le mariage, et quand j'y repense j'en suis effaré. Ô jeunesse imbécile. Je pensais aussi que ce débordement-là fatigue, ce qui à haute fréquence n'est pas faux. Enfin, je vivais déjà ce recours à moi-même comme l'aveu d'une défaite, d'une impuissance à trouver le bonheur dans le corps d'une fille ou ne serait-ce qu'entre ses doigts.

J'ai tenu, je crois, plus d'un an ! Certains jours passèrent à peu près sans douleur, d'autres moments furent un calvaire. Je mourais de soif, un verre d'eau à la main. Je luttai avec la vaillance du désespoir. Oublier le sexe devint mon obsession. Il m'arriva, évidemment, de me polluer, comme on dit affreusement. Je me souviens d'une seule fois, un matin d'été au réveil, je revois mon rêve en détail, le plaisir qui monte, que j'essaie de repousser comme on rentre un diable dans sa boîte, mais mes efforts décuplent sa force et la jouissance jaillit, irrésistible, avec la violence que seul nous offre l'interdit.

(Loué sois-tu, Seigneur, dont les lois, obscures en apparence, visent à nous révéler toute la splendeur du plaisir.)

Au bout du calvaire absurde il y eut l'inéluctable rechute, le retour sur terre et à une vie normale. Mais mes souvenirs d'abstinence me reviennent quand on évoque celle que d'autres subissent. Voilà pourquoi, ces derniers temps, le déluge de révélations et de débats sur la sexualité ecclésiastique me préoccupe. Tous ces bons pères privés du plaisir suprême sont un peu mes frères en souffrance. J'ai marché au bord de leurs abîmes. J'imagine leur vie au presbytère, au séminaire surtout, à l'âge où le petit diable-dieu est le plus tyrannique en nous. Je revis leurs tourments. J'aimerais connaître leurs secrets. Certains parviennent-ils à résister ? Sinon, succombent-ils avec une femme, un homme, ou seul ? Quand ils succombent, qu'éprouvent-ils ? Ceux qui résistent, par quelles images sont-ils hantés, et que se passe-t-il en eux quand il se réveillent, comme l'écrivait un théologien jadis, «souillés de la liqueur du flux charnel» ?

Comme tout être normal, je suis horrifié par cette épidémie de pédophilie dans le clergé, je souhaite évidemment que les prêtres violeurs soient tenus à l'écart de leurs proies présentes et futures et que la société les punisse, mais j'ai du mal, je l'avoue, à les envoyer tout droit en enfer. J'ai lu quelque part la confession d'un prêtre tombé amoureux d'un garçon à peine pubère, et qui, agenouillé devant lui, avalant sa liqueur, était pris de la même extase qu'en recevant l'hostie. Cette cène-là me poursuit, me trouble en ce qu'elle m'inspire, à parts douloureusement égales, du dégoût et de la compassion. Je me refuse à haïr cet homme qui a payé par un enfer sans fin son instant de paradis. Il est moins criminel à mes yeux que l'Église romaine en personne, laquelle m'inspire une sainte colère, pour cette raison-là aussi. En imposant à cet humble serviteur la même ascèse qu'à ses athlètes de haut niveau, elle a dévoyé sa sexualité, ce qui a fait son malheur et celui d'un innocent ; dans son attachement sénile à des règles poussiéreuses, elle soumet obstinément ses membres les plus actifs à de vaines et multiples souffrances. N'a-t-elle donc pas entendu l'un des plus brillants de ses enfants, Blaise Pascal, clamer son fameux «Qui veut faire l'ange fait la bête» ? Dans combien de dizaines d'années les prêtres catholiques pourront-ils se marier enfin ? Mais y aura-t-il encore des prêtres ?


...mais son absence rend fou.
Ça rend sourd, peut-être...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°223 en mai 2022)