TOUJOURS PARTIR


Mon père est né en 1918 à Nikolaïev, dans ce qui est aujourd'hui l'Ukraine. Ma grand-mère était Ukrainienne, à une époque où l'Ukraine était russe. Mon grand-père, officier de cavalerie, s'est battu dans l'Armée blanche contre les Rouges et a failli mourir du typhus à Odessa avant de se résoudre à l'exil. En décembre 1921, traversant le Dniestr gelé, ils sont passés en Moldavie, puis en Roumanie d'où ils sont partis pour la France. Mon grand-oncle Stanislas, l'un des assassins de Raspoutine, les attendait à Paris. Riche et généreux, il les a aidés à s'installer puis vivoter dans un pays qui se prétend accueillant aux étrangers, mais ne les apprécie guère. La Russie de la faucille et du marteau n'étant pas non plus un paradis, les Volkovitch ont fait une croix sur leur patrie perdue. La France a toléré leur présence. Peu avant 1940, elle a même daigné naturaliser mon père pour l'envoyer se battre contre Hitler ; il a survécu, et je suis né.

Lorsque vers 1960 l'officier russe, devenu chauffeur de taxi, et sa femme ukrainienne sont partis pour l'autre monde, ultime exil, j'étais trop jeune encore pour bien les questionner sur leurs malheurs d'autrefois. Je n'ai jamais cessé de penser à eux depuis, mais la tragédie actuelle ravive les souvenirs. Une question me poursuit : s'ils étaient encore là, que penseraient-ils de cette guerre absurde où Caïn se jette sur Abel pour l'estourbir ? Et feu mon père ? Verrait-il dans le nouveau maître du Kremlin le diabolique successeur de Staline, ou le très-saint descendant des tsars ? Quant à toi, cher oncle Stanislas, tu ne pourrais pas sortir un moment de la tombe, puisque personne parmi les vivants ne se dévoue, pour aller empoisonner Poutine, après Raspoutine ?

Cent ans après, l'Histoire bégaie. Nouveaux massacres en Ukraine et nouvel exode. Cette fois, cependant, notre pays semble bien luné. Le soutien moral à l'Ukraine sauvagement agressée est nettement majoritaire. Même ceux que la brutalité poutinienne excite sexuellement — à l'extrême droite surtout, à l'autre extrême aussi, parfois — rétropédalent avec prudence pour ne pas braquer leurs électeurs. Plus tard, évidemment, le vent va tourner : le Gaulois s'imagine généreux, mais quand il s'agira d'acheter moins de pétrole ou de gaz à la Russie, autrement dit de rouler un peu moins en voiture ou de baisser le chauffage en hiver ne serait-ce que d'un demi-degré, alors le bon peuple se réveillera, verra mieux son intérêt à court terme, et les politiques le suivront comme des toutous. L'un d'eux, qu'est-ce qu'on parie, lancera le slogan «La Lorraine passe avant l'Ukraine», hommage au crétin «La Corrèze passe avant le Zambèze» d'il y a un demi-siècle, et sera tout fier de sa trouvaille. La politique, tout comme la pub, c'est avant tout une usine à jeux de mots.

Le gouvernement a donc pris des mesures concrètes, les communes se remuent, y compris certaines de droite, après tout ces Ukrainiens sont blancs et chrétiens comme nous, n'est-ce pas. Et voilà qu'ils arrivent. Oh, cela n'a rien d'une invasion. La plupart des réfugiés s'entassent dans des pays pas bien riches comme la Pologne. Dans nos grasses banlieues de l'ouest parisien, pour l'instant, deux ou trois familles seulement à Meudon et Chaville ; à Chèvres, l'unique municipalité du coin à rester inerte, un seul atterrissage annoncé. Rares sont les gens, de nos jours, il est vrai, qui ont assez de place chez eux pour loger quelques personnes de plus pendant des semaines, peut-être des mois, et quant aux richards du coteau sévrien dans leurs vastes demeures, il se confirme qu'en général, plus on a les moyens d'être hospitalier, moins on l'est.

Les premiers Ukrainiens, donc, sonnent chez nous ce samedi 26 mars : Ira et ses deux enfants, Katia, quinze ans et Klim, onze ans. Le mari est resté là-bas, sa santé l'empêche de combattre mais il participe à l'effort de guerre comme il peut. Sont là également Eva, leur amie française qui s'est démenée pour leur trouver un refuge, et Katrina, Ukrainienne installée en France depuis vingt ans, qui a bien voulu servir d'interprète pour cette phase d'accueil. Car il faut d'abord se parler beaucoup, avec toutes les informations pratiques à donner, les présentations de chacun, puis le premier dîner ensemble. Katrina traduit inlassablement. Les murs de la maison, qui n'ont pas entendu parler russe depuis soixante ans, n'en croient pas leurs oreilles, et moi je rassemble laborieusement les lambeaux de ma langue d'enfance. Ira nous décrit son voyage : le car jusqu'à la frontière slovaque, la Pologne, le train à travers l'Allemagne, l'accueil dans une première famille détestable à Taverny, puis trois jours avec d'autres exilés à Montrouge, six personnes dans dix mètres carrés, trois semaines d'odyssée en tout. Je raconte l'histoire ancienne des miens. Nous avons tous les sept, autour de la table, des racines compliquées, enterrées dans plusieurs pays, et des histoires d'exil et de douleur. À chacun son tour d'avoir les larmes aux yeux.

Eva et Katrina nous quittent. Ce sont des belles personnes, comme presque tous les bénévoles — ces bienveillants qui réparent tant bien que mal les dégâts de nos sociétés cruelles, sans quoi tout s'effondrerait. Les conversations désormais vont se tenir en français, russe et anglais, avec l'aide inespérée d'un nouveau venu, Google translate, qui traduit en temps réel, oralement, avec ici ou là des erreurs cocasses. Chacun de nous a sa petite boîte magique et des applis dedans qui savent traduire, et c'est parti pour ce voyage ensemble qui sera sans doute long et pas toujours facile, mais qui a bien commencé.

Quelques proches, déjà au courant de notre aventure, nous félicitent. Merci, vous êtes gentils, mais n'est-ce pas tout naturel d'aider un peu quand on a une grande maison, une relative aisance matérielle et quelques principes élémentaires ? Puisque les cathos du coin roupillent, il est temps que les mécréants prennent la relève. Et surtout, en ce qui me concerne, comment faire autrement ? Je me rends compte que le drame familial d'il y a un siècle a laissé en moi sa marque, sa blessure mal recollée, à jamais. Tous les réfugiés sont un peu mes frères, et même si pour l'instant les dangers restent lointains, même si le boucher de la Place rouge n'est pas près de venir jusqu'ici nous buter, je sens plus encore aujourd'hui qu'on n'est jamais sûr de rien — au point de croire, contre toute raison apparente, que je devrai peut-être partir moi aussi un jour.


Cent ans après...
Réfugiés d'Ukraine, 2022.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°222 en avril 2022)