Un talisman est un objet magique. Le mot talisman est magique lui aussi.
Les mots d'une langue sont reliés entre eux par leur appartenance à des familles et par des sonorités familières ; Talisman, lui, est unique. Il ne rappelle rien. Sa consonance vaguement étrangère ne laisse pas deviner son origine. Le dictionnaire nous apprend que né du grec ancien telesma, et arrivé à nous en passant par sa forme arabe, tilsam, il vient de loin dans le temps et l'espace. Étranger, solitaire, mystérieux, sa rareté fait son prestige et son pouvoir, que confirment des sonorités à la fois fermes et douces. Rien que de le dire, on a moins peur.
Un talisman, en principe, a une existence physique. Le dictionnaire le définit comme un «objet (pierre, anneau) sur lequel sont gravés ou inscrits des signes consacrés, et auquel on attribue des vertus magiques de protection, de pouvoir». Or dans le nouveau film de mon ami Henry Colomer, consacré aux talismans, les siens sont souvent immatériels. Après tout, que le talisman ne soit pas un objet banalement tangible, c'est une magie de plus.
Parmi les talismans décrits par le film, il y a la poésie. Cela se comprend : la beauté est une lumière, une chaleur. Ce dont parle le poème peut agir comme un baume, évidemment, mais sa forme joue un rôle décisif : sa brièveté qui le rend facile à mémoriser, et donc à transporter avec soi, en soi, surtout quand il s'habille en vers ; sa musicalité, le retour fréquent des sons et des rimes, qui lui confère le charme obsessionnel, hypnotique, des rituels chrétiens ou païens ; son mystère aussi, car il se fait parfois obscur, et il n'est pas de bonne magie sans plus ou moins de nuit. Ô prestige de ce qui m'échappe ! Ainsi donc, la poésie, où les pouvoirs du langage sont plus concentrés que jamais, est une boisson forte, un opium.
Dans le film de Colomer, la traductrice de russe Sophie Benech raconte ces prisonniers du goulag qui écrivaient des poèmes ou se récitaient ceux des autres pour maintenir en eux l'envie de vivre. Lorsque Henry m'a demandé si la poésie m'avait servi de talisman à moi aussi, j'ai répondu que je n'avais pas d'exemples aussi extrêmes, aussi poignants à lui offrir, mais que la poésie, parfois, autrefois, oui, peut-être...
Un été des années 80 à Thessalonique. Un méchant cafard m'anéantit plus encore que la chaleur. Je passe des heures sur mon lit, incapable de lire quoi que ce soit, sauf les poèmes de Mìltos Sakhtoùris. Je viens d'acheter le volume qui rassemble la plupart d'entre eux et je les lis, les relis. Chose curieuse, loin de proposer des sujets consolants, ces poèmes sont d'une noirceur de cauchemar. Pourtant, les remâcher, comme une quinine amère, me fait du bien — autre mystère. Des années plus tard, je découvrirai un texte de Sakhtoùris lui-même : «Mes poèmes ne sont pas pessimistes. Au contraire, ils sont comme les exorcismes. Ils exorcisent le mal. Ils ressemblent à des masques africains. Des masques d'animaux et d'ancêtres pour exorciser la mort.»
Comme quoi le poète peut parfois se faire sorcier, maniant des substances à l'état pur, actives, dangereuses, mais dosées avec art, plongeant jusqu'au fond de la douleur de vivre pour en extraire le vaccin poétique.
Il s'en allait le lièvre fou
il s'en allait
passait les haies le lièvre fou
tombait dans la boue
l'aube luisait le lièvre fou
la nuit s'ouvrait
les cœurs saignaient le lièvre fou
le monde luisait
ses yeux s'embuaient le lièvre fou
sa langue enflait
il gémissait insecte noir
la mort dans la bouche
Le sorcier, je l'ai rencontré une fois seulement, dans son minuscule appartement d'Athènes, pour lui demander l'autorisation de le traduire. Plus tard encore, nous nous sommes parlé par téléphone. Et ce fut tout. Se voir davantage lui semblait sûrement inutile, et il avait raison : à se faire trop familier, le sorcier risque d'affaiblir son pouvoir. Ses poèmes avaient pris le relais, à eux de faire le travail.
Parmi les milliers de poèmes que j'ai traduits, il en est un autre dont je peux dire qu'il m'a servi de talisman :
Comme une brassée de roses
j'ai vu cette soirée.
Un parfum dans les rues,
son or très délicat.
Et dans le cœur
une bonté imprévue.
Le manteau dans les mains,
sur le visage renversé la lune.
Électrisée par les baisers,
telle semblait l'atmosphère.
La pensée, les poèmes,
poids superflu.
J'ai des sortes d'ailes brisées.
Je ne sais même pas pourquoi nous est venu
un tel été.
Pour quelle joie inespérée,
pour quelles amours,
pour quel voyage rêvé.
Il fut écrit vers 1925 par un autre grand poète, Còstas Karyotàkis, qui allait se suicider peu après. C'est un poème à part dans son œuvre, elle aussi très sombre : l'un des rares où les idées noires s'effacent ou du moins s'estompent ; le seul écrit en vers libres, comme si le vers était une prison dont on ne s'échappe que par miracle, et c'est une bouffée de bonheur. Je l'ai recopié à la main, l'ai accroché au mur dans mon bureau où il est resté des années. Il me rappelait ces moments d'allégresse que son pays m'a donnés plus d'une fois, et je voyais dans le «voyage rêvé» ceux que je ferais encore là-bas, espérant toujours une nouvelle vie — sans me douter que le voyage dont rêvait le poète, après tout, c'était peut-être la mort. Ce qui m'a rendu ces quelques vers encore plus précieux, c'est l'étrange passage d'une strophe à l'autre, les «ailes brisées» qui viennent contredire l'euphorie du début, qui rendent le poème ambigu, mystérieux, au point qu'aujourd'hui encore il ne se laisse pas tout à fait saisir.
Avant de le traduire, j'ai longtemps attendu. Les poèmes de Sakhtoùris n'ont été des talismans pour moi qu'en grec, et je pressentais sans doute que celui-là connaîtrait le même sort. D'une langue à l'autre la magie s'est éventée. D'habitude, relisant mon travail, j'ai le sentiment d'une déperdition modérée, acceptable, on sauve les meubles, mais celui-là résiste plus que les autres, je n'arrive pas à donner ne serait-ce qu'un écho de ce que l'original m'inspire. J'ai bricolé ma copie plusieurs fois, en vain. Le talisman doit-il toujours parler une langue étrangère ? Comment traduire abracadabra ?
Ce n'est sans doute pas une question de langue : je me souviens que jadis, tout au long de semaines douloureuses, j'ai bercé mes insomnies d'une phrase que j'avais moi-même écrite, qui me semblait belle, que je me répétais des dizaines de fois comme un mantra et qui finissait par m'endormir. J'avais écrit cette phrase, je n'étais donc pas nul, j'en écrirais d'autres, l'écriture me soutiendrait tout au long du chemin restant. Cependant quelque chose n'allait pas. Pour que cette phrase mérite le titre de talisman, il fallait sans doute que je ne l'aie pas écrite. Je pressentais qu'un talisman, ça se transmet, ça circule : on ne peut que le recevoir d'un autre, ou le donner à un autre sans en profiter soi-même.
J'ai retrouvé l'autre jour dans mes paperasses une liasse de poèmes que j'avais recopiés jadis, sur des pages de cahier d'écolier, pour les apprendre par cœur dans mes déambulations. Certaines pages ont pris la pluie, d'autres tombent en morceaux d'avoir été tant de fois dépliées. Je m'efforçais de fortifier ma mémoire, elle n'a retenu que des bribes, inutile d'insister, la malheureuse est dans un triste état, mais ces pauvres feuilles pourraient peut-être servir encore. Il faudrait trouver quelqu'un à qui les offrir, le moment venu. Quelqu'un qui ne rirait pas d'un pareil cadeau. Tirés des livres, salles d'attente un peu froides, ces poèmes recopiés à la main comme on faisait jadis, auréolés par la ferveur, la tendresse du copiste, reprendraient vie peut-être, ils deviendraient pour l'une de ces personnes à qui les poèmes parlent encore, comme pour moi autrefois quand je les gardais en mémoire, des talismans minuscules.
Les mains de la psychanalyste Françoise Davoine tenant le recueil de chansons collectées par Henri-Irénée Marrou. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°220 en février 2022)