Tous les soirs, agenouillé sur mon lit face à l'icône, mes parents et grands-parents debout derrière moi, je disais ma prière : Notre père puis Je vous salue Marie, en slavon. Ótche nach et Bagaróditsa. Plus de soixante ans après je peux encore les réciter par cœur dans cette langue (avec un trou à «Pardonne-nous nos offenses...»). Puis, avant d'embrasser l'icône, je prononçais la formule finale : «Protège-moi, petit enfant».
Le jour de mes sept ans, la formule a changé : «Protège-moi, pécheur». J'avais atteint l'âge de raison. Du jour au lendemain, je devenais responsable de mes actes. Désormais, avant la communion annuelle, j'allais devoir me confesser.
Mes confessions, je les ai déjà évoquées une fois et davantage peut-être, mais le souvenir, au lieu de s'estomper, me poursuit.
Chez les catholiques, bien inspirés pour une fois, cela se passe dans un édicule ad hoc appelé confessionnal. Une paroi et un grillage séparent les protagonistes, ils ne voient pas les traits l'un de l'autre et du coup tout devient plus facile : il n'y a pas là deux personnes précises, mais un prêtre et un fidèle, deux archétypes. Chez les terribles orthodoxes, rien de tel : on entrait dans un réduit minuscule où confesseur et confessé, debout, se touchaient presque. J'avais devant moi un homme qui me connaissait, dont j'étais le catéchumène. Il me lisait d'abord une exhortation traduite exprès pour moi en français, dont les derniers mots me sont restés : «Tu entres ici dans une infirmerie. Prends garde de n'en pas sortir plus malade encore». Alors je déballais mes dérisoires péchés d'enfant, en omettant mes branlettes bien sûr, le prêtre me sermonnait gentiment puis je m'agenouillais, il posait son étole dorée sur ma tête et lui, «prêtre indigne, en vertu des pouvoirs qu'Il m'a conférés», il me donnait l'absolution.
Pourquoi ne pas avouer mes manipulations solitaires ? Elles dont l'absence paraîtrait aujourd'hui anormale, voire inquiétante, passaient en ce temps-là pour un péché, comme on disait alors. Sans doute pas mortel, comme on disait aussi, mais davantage que simplement véniel. Et puis parler des choses du sexe avec les grandes personnes, cela ne se faisait pas, dans ma famille du moins — comme dans beaucoup d'autres. De plus, j'avais remarqué que mon père se confessait toujours après moi, pourquoi ? Pour que le prêtre lui livre mes secrets tout chauds encore ? Je n'en étais pas tout à fait sûr, mais comment savoir ? Soyons prudent. De neuf à vingt ans, donc, toutes mes confessions furent mensongères, avant que j'arrête le massacre et déserte l'église à jamais.
Honnêtement, il y croyait, le prêtre ? Un garçon de vingt ans, sourd aux appels de son corps, au point de ne jamais pratiquer ce genre-là de baise-main ?
Je crois me souvenir qu'à l'époque tout cela me semblait normal : le rituel de la confession, et même la trahison éventuelle de mes secrets. Sans me le formuler clairement, je reconnaissais aux adultes ce droit-là. C'est plus tard, peu à peu, que sont venues l'aversion, l'indignation. Je vois aujourd'hui dans cette intimité forcée avec le prêtre une ingérence insupportable, un abus de pouvoir. Du côté de ma mère, après tout, chez les protestants, on se passait fort bien de ces aveux obligatoires, sans être pour autant moins fervent. On dit que les premiers chrétiens, pleins d'une ardeur brûlante, pratiquaient la confession collective ; ce qui a pu me sembler admirable jadis est devenu pour moi une horreur, un avant-goût de l'enfer.
Le sombre cagibi, à vrai dire, je n'y pense plus beaucoup. Ce qui a rallumé le projecteur sur lui et ravivé mon malaise, c'est ce débat récent sur la pédophilie dans l'Église et les façons de la combattre. Notre ministre de l'Intérieur a déclaré que les prêtres à qui l'on confessait un crime (la pédophilie étant actuellement le pire d'entre eux) étaient légalement tenus de trahir le secret de la confession.
Les lois de la République face aux lois de l'Église, bon sujet de philo pour un bac d'il y a cent ans, sauf que ma réaction ici n'est pas philosophique. Je pense être un bon citoyen, j'estime que la République doit l'emporter sur l'Église, que livrer un criminel aux flics est un acte d'une utilité sociale indéniable, qu'on protège ainsi de futures victimes etc., et pourtant, quelque part en moi, ça coince. Mes tripes résistent à mon cerveau. Je ne veux pas qu'on touche à la confession ! J'avais fini par la juger malsaine, or me voilà qui m'indigne au quart de tour, qui vole à son secours, qui vois en elle une pratique précieuse, une soupape nécessaire, un refuge sacré. Le criminel doit être sûr qu'il peut se confier sans crainte, il doit trouver quelque part en ce monde un abri, un accueil pour ses éventuels remords. Le confessionnal, antichambre de la prison ? Sans la protection du secret, se confesser n'a plus de raison d'être.
On m'expliquera qu'entre des peccadilles d'enfant et des crimes d'adulte il y a un monde, et nous voilà prêts pour une dissertation philosophique ; on me dira qu'on peut faire confiance aux ecclésiastiques et aux politiques, tous experts en jésuitisme, pour accorder leurs lois respectives et trouver moyen de neutraliser les violeurs sans violer pour autant la confession, mais tel n'est pas le sujet de cette page. Ce qui me pousse à l'écrire, c'est l'étonnement. Je le confesse : je ne me comprends plus. Que m'importe, après tout ? Tout cela désormais ne me concerne plus en rien, pourquoi cette réaction viscérale, cette véhémence ? Qu'est-ce qui est touché au fond de moi ?
S'étonner soi-même, se découvrir contradictoire et partagé, il faudrait s'en réjouir, et avec de l'entraînement on y arrive. Pas toujours.
Jean-Pierre Melville, Léon Morin, prêtre, Emmanuelle Riva, Jean-Paul Belmondo. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°219 en janvier 2022)