SOUS LA COUPOLE


Je n'aurais jamais cru ça possible : me retrouver, moi, sous la coupole ! Non, pas celle qui couronne ma maison, d'où l'on observait jadis les étoiles, mais la grande, la vraie, où les étoiles sont dedans. Je ne suis pas l'une des stars qui s'y réunissent, il va sans dire, mais l'un des simples mortels admis à les observer, chaque année à l'automne, lors de la séance d'ouverture de leurs travaux. On m'a invité moi aussi, comment refuser ? Vas-y Michel, une fois au moins dans ta vie.

L'autre jour, donc, j'ai sorti mon costard de sa housse où il dormait depuis trois ans. À l'entrée, face à la Seine, j'ai montré mon invitation, ma carte d'identité, mon passeport sanitaire, l'intérieur de mon sac ; j'ai dû me dépouiller de mon masque et on m'en a collé un autre, vert sombre, comme à tous les arrivants. Par souci d'esthétique ? Pour effacer nos individualités, faire de nous une confrérie unie dans le rituel ? J'ai suivi mes compagnons dans une grande cour pavée comme aux anciens temps, puis à l'intérieur de l'édifice, entre deux rangées de gardes républicains au garde-à-vous, et enfin sous la fameuse Coupole où un huissier à chaîne d'or m'a indiqué ma place. L'assistance occupait tous les sièges en demi-cercle d'une moitié de la salle, face à l'autre hémicycle encore vide, et à l'heure dite pétante les Académiciens ont fait leur entrée, en file indienne, à petits pas, au son d'un long roulement de tambours. Un roulement qui a duré sept minutes, artistement modulé selon des lois qui m'échappent. Puis les noms des immortels morts dans l'année ont été salués par une sonnerie de cuivres, avec pour finir un pianissimo d'une délicatesse déchirante.

Les cérémonies m'émeuvent modérément, surtout quand l'armée s'en mêle, et j'avoue qu'une des raisons de ma venue a été l'intention de ricaner doucement tout en commençant d'écrire dans ma tête un Journal infime persifleur. Eh bien c'est en partie raté. Cet imposant cérémonial qui pourrait sembler ridicule me touche par la perfection huilée de sa mise en scène ; c'est un beau moment de théâtre dont l'emphase naïve a quelque chose d'attendrissant ; la présence de l'armée elle-même ne me gêne pas, pour une fois, je vois dans sa présence l'hommage de la Force à la Pensée, sa soumission à une dimension supérieure, comme si les sabres dressés de ces soldats raides comme des soldats de plomb n'étaient que de grands coupe-papiers.

Évidemment il va falloir s'envoyer les discours. Chacune des cinq académies a dépêché l'un de ses membres pour plancher sur un sujet commun : la vie. Le premier à parler, Pierre Brunel, de l'Académie des sciences morales et politiques, évoque Rimbaud, Verlaine et Péguy dans un exposé bien classique, on s'y attendait, on prend patience, mais voici pour l'Académie des Beaux-Arts Yann Arthus-Bertrand, le fameux photographe-réalisateur, et là tout bascule. On était bien tranquille dans ce lieu protégé, loin des malheurs du monde, et voilà que la planète agressée, polluée, défigurée, menacée de mort, envahit la salle, portée à bout de bras par un indigné superbe aux accents de prophète. Juste après, Tatiana Giraud de l'Académie des sciences (comme elle paraît jeune, dans cette assemblée chenue !) enfonce le clou en décrivant l'agonie de la biodiversité sur un ton moins enflammé, mais tout aussi glaçant.

Que dire après cela ?

Nullement intimidé, le père Jean-Robert Armogathe, de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, fait le show avec une assurance de vieux routier, dans un exposé dont j'oublie aussitôt le contenu, fasciné que je suis par sa faconde et sa gestuelle grandiose.

Mais le clou de la séance, bien entendu, c'est l'Académie française, incarnée aujourd'hui par Jean-Luc Marion.

J'ai connu sa mère institutrice à Sèvres, son frère Pierre et moi étions ensemble au CM1, et j'ai brièvement côtoyé le grand homme lui-même en classe prépa, au tout début de son parcours brillantissime. Il a eu tous les diplômes, est devenu l'un de nos philosophes les plus médiatiques, pont entre Husserl et la pensée chrétienne (joli grand écart), il a pris d'assaut l'Académie tout jeune, à soixante ans, et je me prépare pour un discours étincelant qui m'en mettra plein la vue.

Que de surprises aujourd'hui... Sa communication, sur le thème «La vie — ou ce que l'on ne possède jamais», me paraît plutôt verbeuse et creuse, comme nos oraux de concours autrefois ; elle manque de vie dans le contenu et l'expression. L'orateur lit son papier, comme les autres, mais sans conviction, il bute une fois, deux fois, plusieurs fois, bientôt il s'embrouille carrément, s'arrête, et là je l'imagine s'effondrant, frappé par un infarctus, ou une fléchette empoisonnée lancée dans sa nuque par un collègue jaloux, heideggérien rival, quelle belle scène de polar cela donnerait, qui ferait le meilleur assassin ? Darcos ? Finkielkraut ? Mais non, la victime se reprend, va jusqu'au bout cahin-caha, il est sans doute malade aujourd'hui, ou depuis plus longtemps, plus gravement, ce spitch sera peut-être son ultime apparition, le chant du cygne offert par ses petits camarades, et voilà que c'est raté, et je l'écoute avec un mélange de compassion et de gêne, comme quand l'illusionniste rate ses tours, ou quand Moïse parlant à son peuple se met à hébreudouiller.

Vite, respirons. Je suis le premier à sortir. Dehors, comme si elle m'attendait, revoici la double haie de soldats rutilants sabre au clair. Paniqué, je fais demi-tour, mais non, d'autres spectateurs viennent en renfort, me dépassent et je les suis. Derrière les sabres j'aperçois deux jeunes soldates et cette présence féminine m'apaise un peu. Dans la cour, où circulent déjà flûtes à champagne et plateaux d'amuse-bouches, je retrouve Jacqueline, la compagne de l'ami qui m'invite, et elle n'a pas le temps d'achever ses savoureux commentaires sucrés-salés car voici l'époux : Dominique, dans son costume d'académicien que je lui vois pour la première fois, noir à broderies vertes, plutôt seyant, plus discret que prévu. Je n'oserai plus l'appeler Biquet comme nous le faisions tous jadis, mais je suis content pour lui, fier de lui. S'il était de l'Académie française, je ne sais pas, mais celle des inscriptions et belles lettres c'est mieux, plus sérieux, il ne l'a pas volé cet honneur, après une vie de recherches mexicologiques savantes et passionnées. À travers lui, je suis fier de nous tous. Elle a bien bossé, notre petite bande, chacun à sa façon.

L'un de ses collègues nous rejoint, trois minces rubans à la poitrine et un grand autour du cou, mauve, qui m'impressionne. Égyptologue, il nous raconte d'amusantes histoires de trafic d'antiquités. Dès qu'il a le dos tourné, on me dit son nom. Bon sang ! Nicolas ! Il était avec nous sur les mêmes bancs ! Nous avons joué au rugby ensemble ! Aucun des deux n'a reconnu l'autre. Avons-nous donc tellement changé physiquement ? Ou tellement ramolli du cerveau ?

Non, non, la vie attend de nous quelques petites choses encore, au boulot les gars. Quittant le temple et ses enchantements, de retour vers la vie quotidienne, je ne regrette pas ma journée. L'Académie française m'est devenue plus proche, l'envie m'est passée de la caricaturer en club du troisième âge plan-plan : elle porte beau encore, et de l'avoir vue endimanchée, souriante, ne m'empêche pas d'imaginer sous la surface les belles intrigues, les haines somptueuses, les coups de poignard en douce ; après tout, cette obligation qu'a chaque bizuth de faire l'éloge du prédécesseur, que sans doute il ignore ou déteste, n'est-ce pas d'une férocité hypocrite, d'un sadisme feutré réjouissants, admirables ? Ne désespérons jamais des vieillards.


Devant lui, deux autres géants des Lettres : d'Ormesson ! Giscard !
Finkielkraut lisant la copie d'un confrère pour y trouver des fautes.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°217 en novembre 2021)