C'est formidable ! Plus besoin de se déplacer ! Les films à domicile ! On a eu d'abord de vilaines grosses cassettes, puis des galettes légères, puis plus rien grâce au streaming, à quand la prochaine étape ? Autrefois, pour voir tout ce qui n'était pas le tout-venant, il fallait se mettre en route vers des petites salles souvent lointaines. Fini tout ça. Un couple bobo lambda de proche banlieue, comme Carole et moi, se partage entre l'écran de son salon et la salle municipale située à deux pas, où l'on pourrait presque aller en pantoufles (Carole y emporte sa bouillote en hiver). Les expéditions à Montparnasse ou au Quartier Latin se font de plus en plus rares.
Ce dernier mois d'août, cependant, nous avons fait un petit tour dans le passé.
Août, marée basse de l'année. Paris se vidant, on circule mieux, on peut même se garer, les salles parisiennes se rapprochent. Nous n'avions pas fréquenté l'Entrepôt depuis des lustres, il n'a guère changé. Mais le plus beau, c'était le Saint-Lambert, dans le Quinzième profond. Une soirée très douce, la ville somnolente, un grand square presque désert et le petit cinéma au coin de la rue. Trois mini-salles, affiches anciennes, reprises de films rares, un festival annuel, ces gens-là se donnent un mal de chien pour survivre. Et le film au programme, jolie coïncidence, racontait un autre pèlerinage, dans l'île de Bergman, l'un des lieux saints du cinéma.
Aucun souvenir d'avoir connu cette salle dans ma jeunesse. Et pourtant si, j'en ai la preuve : ma collection de tickets de cinéma. De toutes la plus idiote. Soixante-treize vieux tickets, dont celui du Saint-Lambert, datant de ma période cinéphilique aiguë : les années 60. Je n'y avais pas touché depuis. J'ai failli les jeter plusieurs fois. On n'en fait plus des comme ça, ceux d'aujourd'hui sont plus grands et blancs. J'étale sur la table ces petits parallélépipèdes verticaux diversement colorés, comme un jeu de cartes. Il y a là en effet des as, des rois et des reines, dont le nom fait lever un tas de souvenirs. Certains existent encore, on est vaguement surpris de les retrouver dans ce cimetière. D'autres, non contents de mourir, ont sombré dans l'oubli. On situe certains par leur nom : Casino Saint Martin, Abri Étoile, Studio du Val de Grâce, Danton Palace... Le Napoléon, voyons voir, n'était-ce pas sur les Champs-Élysées ? Mais le Mayfair ? Le Dominique ? Le Moulin de la chanson ? Les Reflets ? Les Mirages ? L'Arc-en-ciel ?
Je dis Arc-en-ciel et aussitôt je revois, sur l'écran de la mémoire, juste avant le film, le logo filmé d'une maison de production disparue, Cocinor (nom superbe), où un arc-en-ciel en noir et blanc se change en arche, en tunnel menant à des profondeurs obscures — vingt secondes si étranges, grâce au talent du magicien Alexeïeff, qu'aujourd'hui encore, les regardant sauvées du néant par Youtube, descendant le tunnel une fois encore au son planant des ondes Martenot, je suis vaguement effrayé, presque autant qu'autrefois, comme à l'entrée d'un mystère, comme on l'était sans doute à Eleusis.
On dit parfois que le cinéma est une réjouissance collective ; c'est sûrement vrai du théâtre, mais ce que je revois en écrivant aujourd'hui, c'est d'abord les cinémas vides ou presque de midi (quand je séchais la cantine au lycée avec Philippe Baudart pour voir un film au Quartier Latin), ou plus tard, en classe prépa, celles du début de l'après-midi après le concours blanc du matin, dans le quartier Saint-Séverin surtout, cruellement fastfoudisé depuis (adieu Studio Saint-Séverin et ta salle toute en longueur, adieu Studio-Saint-Germain, Studio de la Harpe, Studio Alpha — tiens, manque à ma collection le Styx et ses films horrifiques). J'avoue une préférence perverse pour les rares séances où je fus totalement seul : l'écran se fait plus vaste encore, et savoir qu'on projette le film rien que pour vous procure à peu de frais un plaisir de roi.
Les foules au cinéma me gênent et m'effraient, mon tête-à-tête avec le film est menacé par des commentaires idiots, des têtes me cachant l'image ou des genoux dans mon dos, mais j'ai tout de même un grand souvenir de salle bondée : la résurrection de La règle du jeu de Renoir en 1965, le studio Médicis plein à craquer d'une foule fervente, impatiente, et le chanteur Mouloudji debout criant que c'est inadmissible, qu'il ne veut pas s'asseoir au premier rang.
Je revois, rue Leconte-de-Lisle chez les Gombec, deux lascars de vingt ans, deux grands potes, alors copains de Catherine et Anne : ils viennent de s'envoyer La règle du jeu trois fois d'affilée, ils ne dessoulent pas. Ils seront virés d'HEC, un peu plus tard, pour cause d'orgies cinéphiliques peut-être. (Adieu Jean-François Stévenin. Et toi, Jean-Marie Crochet, qu'es-tu devenu ? Qui me mènera sur tes traces ?)
Il y avait beaucoup de jeunes alors dans les salles, y compris dans les petites, les seules qui comptent, celles qu'on appelait curieusement d'art et d'essai. Les jeunes ont vieilli. Nos enfants et petits-enfants, pour la plupart, ont d'autres habitudes. Les films, ils les visionnent sur le mini-écran d'une petite boîte plate, à moins qu'ils ne s'y musclent les pouces en messages ou en des jeux qu'on imagine passionnants.
Les petites salles s'éteignent tout doucement une à une. Art et décès... Disparu le Studio 43, caché au fond d'une cour, où j'ai découvert Alexandre Nevski avec mon père. Disparu le Studio Bertrand et son écran trapézoïdal. Disparus le Louxor Pathé, le Saint-Lazare Pasquier, le Dragon et la flamboyante Pagode, caverne aux trésors, où je reçus Hiroshima mon amour en pleine figure.
Ma collection me rappelle que le Seizième, naguère, n'était pas un désert cinématographique ; mais où étaient-ils donc, le Murat, le Porte de Saint-Cloud palace, l'Auteuil bon cinéma ? Ce dernier vous faisait l'entrée à deux francs. On payait alors jusqu'à cinq francs dans les petites salles, et jusqu'à neuf ou dix sur les Champs, au Biarritz, au Bretagne, au Mercury, au George V, au Colisée Gaumont. Tous décédés. Les géants meurent aussi.
Les restes de la tribu, fidèles d'un culte fatigué, errent d'oasis en oasis dans un désert surpeuplé voué à la bouffe et aux fringues. Trois-cents salles en ce temps-là dans Paris intra-muros, La semaine de Paris faisant foi, quatre-vingt-huit aujourd'hui. Elles sont, il est vrai, plus nombreuses que jadis en banlieue, là où vivent les gens désormais. À Boulogne-Billancourt, longtemps terrain vierge, non loin d'un multiplexe standard (films et pop-corn), on trouve en cherchant bien, dans le sous-sol d'une médiathèque, une jolie salle aussi riche en beaux programmes que pauvre en spectateurs. Nous y croisons de temps en temps d'autres vieillards. Ce Cinéma Landowski visiblement déficitaire est le menu cadeau à la culture d'une opulente municipalité de droite, hommage du vice à la vertu. Profitons-en, on ne sait pas ce que nous mijote l'avenir.
La rue Champollion, sanctuaire légendaire, tient le coup, genre village gaulois, avec ses quatre salles serrées l'une contre l'autre. Merci, vaillantes petites. N'en demandons pas plus. Ne pleurons pas le passé. C'était bien, toutes ces salles minuscules, ces temples joyeux. Bienheureux ceux qui les ont connues.
L'inimitable Pagode, seule salle du VIIe arrondissement. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°216 en octobre 2021)