Je me demande si les adolescents d'aujourd'hui écrivent encore des journaux intimes. Je ne sais même pas combien d'entre nous le faisaient, il y a plus d'un demi-siècle. Moi non, autant que je me souvienne. Et plus tard non plus ! Bel effort de la part d'un homme qui s'accuse parfois (et que certains ont accusé) de narcissisme. Il est vrai que j'ai pondu par périodes, à divers âges, des lettres d'amour qui tenaient lieu de journal, avec leur fréquence quasi-quotidienne dans certaines phases aiguës.
L'avantage des lettres d'amour, c'est qu'on ne les garde pas, on ne peut pas les relire, si bien qu'elles restent à jamais sublimes dans le souvenir. À condition de ne pas retomber dessus un jour — la vie est parfois cruelle... Les lettres d'amour sont ce qu'on écrit généralement de plus mauvais, les journaux intimes venant juste derrière, avec, il est vrai, de brillantes exceptions dans les deux cas.
Le danger dans ce genre d'écritures, c'est le manque de recul, temporel et affectif. Une rédaction au jour le jour, un sentiment qui s'étale trop souvent, trop librement, et l'on finit par s'écouter jusqu'à l'obsession en même temps qu'on devient verbeux et fade.
Après deux livres publiés où je me mettais en scène avec parcimonie, et un troisième, le Verbier, dont les personnages sont les mots d'autres écrivains, le besoin d'écrire ne me quittant pas, je me suis pris plus directement pour sujet — le seul sujet que je connaisse assez bien, ou croie connaître. J'ai commencé par un recueil de textes sur divers aspects de ma vie d'alors : Progrès en vue. Nadeau l'ayant refusé, j'ai continué sans projet de publication, de façon plus chronologique, moins structurée, avec ce que j'ai appelé Journal infime. Le mot infime pour dire que j'étais conscient du côté dérisoire de ma nombriloscopie. En même temps, j'aimais l'idée de partir à chaque fois d'un événement de ma petite vie, le plus petit possible, et tenter d'élargir un peu le champ, nouer mon fil à d'autres, rattacher mon jardinet au vaste monde qui l'entoure.
Dès le début, pas de pissage de copie quotidien, mais des regroupements par thèmes, quelques notules que j'envoyais chaque mois par mail à deux ou trois lectrices. Écrire pour ces amies proches m'imposait des limites salutaires : je ne devais pas faire trop long de peur d'ennuyer ; je pouvais me déboutonner un peu, mais sans excès.
Lorsque volkovitch.com est né un peu plus tard, il y a pile dix-huit ans, m'apportant quelques lecteurs de plus, j'ai adopté pour lui la même formule : pas de publication au fil des jours, mais parution mensuelle d'un ensemble de textes cette fois plus variés. Le principe d'une revue, avec les mêmes rubriques à chaque fois. On me parle souvent de mon blog, et de guerre lasse je ne proteste plus, mais non, chers amis, volkovitch.com est un site. Ce mot me convient, il n'est pas temporel, mais spatial : mon site se déroule moins dans le temps que dans l'espace, avec des textes nouveaux qui ne supplantent pas les précédents, mais s'y ajoutent et se combinent avec eux, comme les rues d'un quartier, d'une ville qui peu à peu s'étend.
Combien sommes-nous à pratiquer cette formule de la revue en ligne ? Bien peu semble-t-il, et je m'en étonne. Ils n'ont donc pas envie, les collègues, de partager avec nous une partie de leurs expériences ? Il y en a toujours de racontables. Certains, je suppose, réservent leurs trésors pour un Livre, cette consécration ultime qu'est le papier. Je ne suis pas opposé pour ma part à ce qu'on imprime tel ou tel de mes textes immatériels, pour peu qu'on me le propose, mais le site Internet, cet espace intermédiaire entre le boudoir et la librairie, à la fois antichambre et séjour, est à ma taille et me rend heureux. Sans doute faut-il, pour satisfaire les visiteurs, écrire un certain genre de textes, plutôt courts : Internet est tête-en-l'air, il peine à se concentrer. (Certains y déversent pourtant sans vergogne des tartines aux dimensions effrayantes, et la page que voilà, par exemple, est déjà trop longue.)
J'en connais un, d'écrivain, qui aurait sûrement ouvert un site comme le mien s'il n'était pas mort trente ans trop tôt : Yòrgos Ioànnou, l'un des plus grands nouvellistes grecs. Il publia jadis huit numéros d'une revue dont il était l'unique rédacteur. De façon sporadique il est vrai, en douze ans, mais Internet lui aurait donné des ailes. Lui aussi prenait sa propre vie pour thème central, et en le lisant, en le traduisant plus tard, je me suis dit qu'en effet il y avait moyen d'écrire sur soi, comme il le faisait, sans devenir lourd ou indécent. Je pense à lui souvent quand je me raconte.
Sur volkovitch.com, le Journal infime était là dès le début. J'ai d'abord recyclé une partie de ce que j'avais écrit auparavant, et c'est trois ans plus tard que je me suis mis à le rédiger pour le site, sous sa forme actuelle : des textes plus étoffés, plus longs mais pas trop non plus. Cette distance, entre trois et cinq feuillets, convient à mon souffle court. Cette page du Journal infime est celle que je travaille le plus, qui compte le plus à mes yeux. Apparemment ce n'est pas la plus fréquentée. Feu l'Andouille du mois, naguère, lui chipait la vedette les doigts dans le nez ; aujourd'hui, ce sont les Brèves qui attirent les commentaires — ces Brèves qui dans ma baraque numérique font office de salon et de salle à manger, Coup de langue et Carnet du traducteur servant de cuisine, avec le Journal infime à l'étage, chambre à coucher, cœur secret de la maison.
En quinze ans, donc, cent-quatre-vingts journaux infimes ! De quoi remplir un livre de six-cents pages. Un tel déluge m'accable. D'autant que les autres rubriques elles aussi débordent, que volkovitch.com est devenu à force un labyrinthe, un monstre tentaculaire. J'ai honteusement trahi mon idéal d'origine : écrire peu, mais bien. Dix belles pages suffisent à justifier une vie, disais-je dans ma jeunesse. Pauvre vieux.
J'angoisse à l'idée que l'incontinence va durer. Ou ne pas. Tous les mois ou presque, je l'avoue, je crains aussi le moment où je devrai arrêter le Journal infime, faute de nouveaux sujets. J'en ai rarement plus d'un en réserve, quand j'en ai un. Je l'ai parfois trouvé à quelques jours de l'échéance. Je crains aussi de revenir sans le savoir à un sujet déjà traité. Ce qui s'est sûrement déjà produit. J'en serai bientôt à lire des textes de moi sans me rappeler qui les a écrits. Je me suis aperçu récemment qu'un de mes Coups de langue reprenait l'essentiel des exemples d'un précédent, paru l'année d'avant. Aucun lecteur ne me l'a signalé. Charitables, les volkonautes ? Amnésiques pire que moi, par contagion ? Ou serait-ce que mes Coups de langue ne sont lus par personne ?
Je devrais peut-être en tirer des conclusions, arrêter les frais et passer à autre chose. Je me demande parfois jusqu'à quand le site va proliférer ainsi, et je me réponds que je n'en sais rien. Cesser de l'alimenter, tout en laissant, bien sûr, tout le reste en ligne ? Sans un apport de nouvelles pages, les anciennes sentiraient bientôt la poussière. Un jour sans doute, l'envie de volkovitcher faiblira, mais pour l'instant l'appétit va bien. Ce rendez-vous mensuel, quatre ou cinq jours de travail, pas plus, ponctue ma vie sans l'envahir. Je fais mes gammes, sans concert en vue. C'est un rituel apaisant de plus. La veille de tout envoyer au cousin Marc, mon fidèle maître de toile, Carole et moi confectionnons l'Annonce et c'est un lien de plus entre elle et moi. J'ai quelques lecteurs, certains que je connais, d'autres non, sûrement. Tant qu'il y a quelqu'un pour me lire...
Et puisque j'en suis à me répéter, je peux sans doute recycler ici, pour conclure, cette petite maxime tirée de mon expérience :
Ta prose est lue par cent-mille personnes ? Te voilà riche. Par dix ? Tu as là des amis, te voilà riche aussi. Par une seule ? Ta page est une lettre d'amour.
Le Journal infime ? Un labyrinthe. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°215 en septembre 2021)