Le hasard nous ayant réunis au même pupitre, Jean-Pierre Martin et moi, nous sommes devenus copains très vite. Nous avions peu de chose en commun pourtant, à part l'amour du cinéma ; c'était un as en philo, il militait à l'extrême gauche et traitait avec dédain le travail écrasant que nos camarades et moi-même nous imposions. Au bout d'un an, tandis que le bon garçon besogneux et rangé que j'étais s'obstinait dans son purgatoire, Jean-Pierre s'est évadé. La suite de son parcours, je l'ai apprise bien plus tard : le militantisme, l'usine, la prison, le naufrage du rêve révolutionnaire, l'artisanat dans le Massif Central, le retour aux études, le professorat en fac, le piano, l'écriture...
Dans les années 70, nous avons vécu dans le même pâté de maisons à Vincennes, sans le savoir, moi jeune prof et père de famille, lui dans la déprime des espoirs brisés. Quand j'ai retrouvé sa trace, vingt-cinq ans après la classe prépa, je n'ai pas reconnu l'écorché vif de jadis : prof heureux, écrivain talentueux, homme épanoui, riche d'une foule d'expériences et d'épreuves surmontées, Jean-Pierre était réconcilié avec l'existence. Le cœur toujours à gauche, grâce au ciel, mais sans les illusions dangereuses de jadis. Mon cœur à moi, entretemps, avait basculé du même côté. Cette fois nous avons gardé le contact avec chaleur et constance. Pas question de se reperdre. Nous nous lisons mutuellement et de ce point de vue nos trajectoires sont proches : malgré des incursions dans la fiction, nous cultivons de préférence l'essai et l'autobiographie. Nous nous voyons rarement, lui dans son Ardèche d'élection, moi dans ma banlieue perpétuelle, mais qu'importe, je le sens tout proche. Je suis fier de son amitié. Penser à lui me soutient.
Or voilà que je retrouve un autre Jean Pierre. Comment ne pas faire le rapprochement ? Les points communs entre les deux histoires sautent aux yeux. Jean Pierre Bourgeois (Jean Pierre sans trait d'union) ramait avec nous sur la même galère, après quoi je l'ai perdu de vue lui aussi. Mais bien qu'avec lui la traversée ait duré trois ans, et que nous ayons été internes ensemble, je l'ai finalement peu connu. Sans opinion politique ni religion déclarée, discret, paisible, son costard et ses lunettes lui donnaient l'air sérieux d'un monsieur. Mais attention : une fine remarque ou une lueur malicieuse dans l'œil le révélaient bientôt, ce garçon-là était de l'espèce des pince-sans-rire, ces princes de l'humour. J'ai eu la chance de côtoyer à cette époque des esprits d'une diversité, d'une agilité, d'un brillant admirables, mais enfin nous nous répartissions plus ou moins en quelques grandes familles, alors que la conversation de Jean Pierre Bourgeois et la lecture de ses dissertations m'ont laissé de lui l'image de l'esprit le plus libre qui soit — l'un des plus originaux que j'aie jamais connus. Je me souviens d'un seul détail concret : dans un devoir de philo, il compare le plaisir esthétique à la griserie de la vitesse ! «Pauvre extase...», note en marge notre mentor, le célèbre Grondan. Forcément, il n'y a rien sur la vitesse dans Platon ou Descartes. Mais moi que les œuvres d'art n'ont jamais mis dans un état pareil, je me suis dit alors, et je me dis toujours, qu'il y avait là, chez mon camarade, une sensibilité intense, des richesses cachées.
Nous avons tous deux échoué au Concours et chacun a suivi sa route. Perdre le contact avec des compagnons d'aventure, certains s'en accommodent sans états d'âme, on peut même trouver cela sain et souhaitable, dégageons le terrain, allons de l'avant, eh bien moi non. J'en souffre. Je voudrais savoir toujours ce que mes condisciples, mes élèves et mes étudiants, mes amis et mes amours d'autrefois sont devenus. Il m'arrive souvent, quittant la page que je tapotais sagement, de me lancer à la recherche d'un fantôme dans les divers recoins d'Internet, annuaire téléphonique, gougueul ou même fesbouk, ce poison — qu'il serve au moins à quelque chose. Et je dois dire que pendant des années Jean Pierre Bourgeois, ce garçon que j'avais à peine connu, a été celui d'entre nous dont le sort m'a le plus intrigué, dont le silence m'a le plus frustré. Il était probablement prof de philo quelque part, mais comment le repérer avec ce nom passe-partout ? Il me semblait que le revoir m'apporterait, mystérieusement, quelque chose de précieux. Un secret qu'il me transmettrait, sans le savoir peut-être. Quoi, aucune idée. Une fine remarque ? Une simple façon de sourire ?
Il y a quelques semaines, j'ai intensifié les recherches et retrouvé un à un une bonne moitié des personnages de cette année-là. Je n'espérais plus le dénicher, lui, et pourtant si : Jacques m'a trouvé l'adresse de Jean, qui connaissait celle de Paul, lequel était resté copain avec Jean Pierre. Et le voilà, plus de cinquante ans après.
Et je ne me suis pas trompé : Jean Pierre Bourgeois a enseigné la philo dans un coin discret de province, comme je l'imaginais, avant de cultiver son jardin à la campagne, au fond du Morbihan. La retraite arrivée il a écrit un roman dont le titre à lui seul, plutôt déjanté, Cinquante-cinq jours d'éternité (environ), suffirait à me rassurer si j'avais eu le moindre doute : mon petit camarade est resté lui-même. Certains vieillissent mal, ils durcissent ou ramollissent. Lui non, sûrement pas. Je me doutais bien que son quant-à-soi était une construction souple mais solide.
Son roman, je me suis empressé de le lire. J'en ai parlé dans les Brèves de mai 2021, de façon insuffisante, plus impersonnelle qu'ici. Oui, j'ai été séduit tout du long, dans un mélange d'énigme et d'évidence. Le lisant, puis relisant des passages, je me suis dit que le cadeau précieux attendu de lui, j'étais en train de le trouver là, au fil des pages, dans une certaine façon de voir le monde que je m'épuiserais à tenter de définir et qui est peut-être, justement, un certain refus de définir. Mon dieu, quel prof de philo fut-il ? Cela, je ne le saurai jamais.
Je reverrai Jean Pierre Bourgeois, bien sûr, sauf grave imprévu. Ce qu'il me dira, je peux moins que jamais l'imaginer, mais qu'importe : d'ores et déjà le bien est fait. Et une chose me paraît sûre : il n'y aura pas entre nous de grandes phrases ronflantes. Je ne me vois pas dire, à lui comme à son homonyme, ces mots qui me montent aux lèvres et que la pudeur interdit : Merci Jean(-)Pierre, merci d'exister.
1965-66 |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°212 en juin 2021)