Un beau souvenir, vraiment. Nous étions quarante garçons de dix-huit ans, excellents élèves, admis après le bac dans l'une de ces classes qui préparent aux grands concours. Notre prestigieux lycée, au cœur du Quartier Latin, était tout proche de notre but : l'École normale supérieure de la rue d'Ulm. Après cette année dite d'hypokhâgne, la moitié d'entre nous passerait en khâgne ; certains — les dieux — entreraient à l'École au bout d'un an ; d'autres — demi-dieux — en deux ans. Finalement dix d'entre nous seulement ont rejoint l'Olympe, mais une bonne partie des autres — simples héros — étaient venus là surtout pour apprendre, et nous avons tous beaucoup appris, c'est vrai.
En hypokhâgne surtout.
Puis la vie nous a éparpillés. J'ai gardé le contact avec une poignée de bons amis. L'autre jour, je ne sais pourquoi, je me suis dit soudain : Il faut qu'on se revoie ! Nous étions une belle équipe, ils étaient bien ces types-là, nous avons sûrement plein de choses à nous dire, pourquoi ai-je tant tardé ? Et aussitôt je suis reparti en chasse, comme il y a treize ans quand je pistais mes camarades du CM2. Sur Internet, au téléphone, chaque nouvelle retrouvaille est chaleureuse. J'ai parfois l'impression de revenir au port après un périple de cinquante-cinq ans. Je grille d'impatience de rassembler aux beaux jours, si le virus le permet, une douzaine d'entre nous au moins dans ma grande maison. Certains manqueront à l'appel : ceux que je n'aurai pas pu dénicher, ceux que leur passé indiffère, les trois qui ne sont plus de ce monde, celui qui ne peut presque plus bouger, et Gérard Vaillant.
Dans notre groupe de forts en thème, trois ou quatre d'entre nous surclassaient les autres par leur agilité d'esprit, leur aisance impressionnante. Vaillant était l'un de ces purs-sangs auprès desquels je me sentais percheron. L'un d'entre nous, qui travaillait avec lui, me le décrit traduisant Thucydide à livre ouvert dans un bistrot bruyant, «dévorant calmement périodes et parataxes comme s'il se fût trouvé au milieu d'un désert», avec une régularité méthodique évoquant «l'avancée inexorable d'une moissonneuse-batteuse». Son exposé de français est le seul dont je me souvienne cette année-là. Je le revois encore, petit, moche, mal fringué, qui attaque somptueusement : «Gérard de Nerval n'a même pas eu la chance d'être méconnu». Il maniait déjà le paradoxe en virtuose, Vaillant, il maîtrisait les codes, il a intégré l'École du premier coup comme prévu et je l'ai imaginé parti pour l'étincelante carrière universitaire qui lui tendait les bras.
Eh bien non. Deux ou trois camarades que je viens de retrouver m'ont raconté la suite. À l'École, comme tant d'autres, il est devenu maoïste. C'était on ne peut plus tendance alors, il est vrai, mais ce jeune homme apparemment tranquille est allé plus loin encore que les autres — et ce n'est pas peu dire. Pour lui, si ça se trouve, le Petit Livre Rouge était un peu tiède. Il a fondé son propre groupuscule, dissident du nouveau parti marxiste-léniniste pro-chinois nouvellement formé. Lui si intelligent, si cultivé, a brûlé le trésor qu'il avait adoré, claqué les portes qui s'ouvraient devant lui, quitté sa ravissante copine viennoise qu'il avait conquise en lui commentant les tableaux de Klimt, embrassé la classe ouvrière, trouvé une nouvelle compagne en usine, et là on perd sa trace.
On se dit, il a fini par ouvrir les yeux, par émerger dans le réel comme les autres, tôt ou tard, au prix peut-être d'une déprime carabinée, à l'image de certains que j'ai bien connus, que j'admire et que j'aime.
Non, là encore. Une vingtaine d'années plus tard, revoilà Vaillant. Il va voir l'un d'entre nous qui travaille au Monde. Il n'a pas changé d'un poil, même s'il a quitté l'usine pour l'enseignement à distance. Il demande au camarade de publier un article sur son parti, qu'il dirige toujours, et dont tout porte à croire qu'il est désormais l'unique membre. Refus du Monde. Vaillant achète alors une pleine page de pub dans ce même journal, ce qui lui coûte une fortune. Le plus étrange, commente l'ami, c'est que ladite page est passée totalement inaperçue. Personne ne s'en souvient. Pas trace de Vaillant sur Internet non plus. Comme si nous tous avions rêvé Vaillant.
Et moi, rassemblant ces bribes de son histoire, je suis de plus en plus fasciné. Je donnerais cher pour que le disparu réapparaisse, ô miracle, pour me raconter son aventure, en commençant par son incroyable conversion. Son chemin de Damas. Le moment où tout bascule, où l'on tombe de son cheval, foudroyé.
Que deviens-tu, Gérard Vaillant ? Comment as-tu passé toutes ces années au milieu d'un monde sourd à ta parole ? Comment as-tu pu préserver si longtemps ta foi, malgré les incessantes gifles de la réalité ? Aujourd'hui, après trente ans de plus, es-tu toujours fidèle au poste, alors qu'un à un les autres ont baissé les bras, trahi la cause ? Es-tu abattu, amer, ou brûlant d'un invincible espoir ? Accepteras-tu de te confier à moi, dont tu dois mépriser les idées et les actes ?
Il y a, c'est vrai, dans la démarche de ce prophète sans disciples, Saul de Tarse devenu Dernier des Mohicans, Don Quichotte égaré dans un monde impie, une sorte de démence. Et une grandeur aussi, je crois. Je ne me moque pas de Gérard Vaillant — ou à peine. Je veux sincèrement comprendre. Résoudre l'énigme de ce que j'aimerais ne pas qualifier de lent suicide.
On me dit qu'il se serait installé près de Bordeaux. Trouvant dans les Pages blanches un Gérard Vaillant à Libourne, je respire profondément et j'appelle.
— Oui ?
Voix sèche. Je dis que j'ai connu autrefois un Gérard Vaillant en hypokhâgne à Paris, seriez-vous...
— Non.
On me raccroche au nez.
Ce non était trop cassant pour ne pas éveiller mes doutes. C'était sans doute lui. Sûrement lui ! Et je me désole soudain, de façon déraisonnable, comme si ce vieil ermite misanthrope, ce vieux fou peut-être, aurait pu me révéler je ne sais quel inestimable secret, dont je ne serai jamais digne.
Deuxième rang, au milieu. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°210 en avril 2021)