COURSE AUX ÉTOILES


Il y a quelques années, je cours dans le Parc de Saint-Cloud quand j'entends derrière moi les pas d'un trottineur à peine moins poussif que moi. Arrivé à ma hauteur, il souffle : J'ai eu du mal à vous rattraper, vous marchez drôlement vite !

Il y a quelques semaines, après deux heures de course, je monte un raidillon dans les hauts de Viroflay, sans forcer mais sans mollir non plus, lorsqu'une voiture me dépasse, puis s'arrête un peu plus loin, puis repart en marche arrière. Revenue à mon côté, la conductrice baisse la vitre :

— Monsieur, vous allez bien ?

— Oui, pourquoi ?

— Excusez-moi, j'ai cru que vous faisiez un malaise...

Il y a quelques jours, sur une route plate, alors que je me bats contre un méchant vent de face, un peu plus courbé encore que d'habitude, une autre voiture s'arrête et une autre dame me lance, l'air compatissant :

— Vous voulez qu'on vous dépose quelque part ?

J'ai beau raconter volontiers ces histoires, qui font rire mon entourage, mon rire à moi vire lentement au jaune. Comment ignorer plus longtemps le message ? Quand je cours, je fais pitié. Je mets les gens mal à l'aise. Elle a dû se sentir conne, ma première sauveuse, devant le grand sourire faraud dont je l'ai saluée pour me venger, puis en repassant, au sommet de la côte, devant l'entrée du cimetière qui n'allait pas m'accueillir ce jour-là. Quant à moi, si j'accepte à peu près mon déclin, le montrer à tout le monde est une autre histoire. Sans compter, quand on y pense, le côté choquant de la situation : des paroles bien intentionnées ratant leur cible, une bonne action qui fait du mal.

Cesse de courir, mon vieux, me dis-je. De toutes façons, tu irais aussi vite en marchant. Pas question, réponds-je. Tu veux rire ? J'ai fait le vœu de courir jusqu'à mes quatre-vingts ans, si du moins je les atteins. Et je te rappelle que côté vélo, j'ai prévu une rando annuelle avec mes fils jusqu'au même âge, sur autant de kilomètres que j'aurai d'années à chaque fois. On est donc prié de s'accrocher pendant sept ans, mon gars. Ensuite, on verra.

Tu auras bientôt intérêt à rouler sur le plat, et avec vent arrière, et poussé par tes fistons, marmonné-je, mais quant à la marche, au fond je suis d'accord avec moi. Même si j'allais plus vite en marchant, je m'obstinerais à courir tant que c'est physiquement possible. La course est une ivresse, une magie. Le marcheur est un besogneux, il reste collé à la terre ; le coureur, pendant la fraction de seconde où il quitte le sol, est un demi-prince, un presque oiseau, une ébauche de dieu.

Pour éviter le regard des autres et les blessures d'amour-propre qu'il inflige, le vieux coureur n'a plus qu'une solution : se cacher. Privilégier, de plus en plus, certaines heures et certains parcours. Jadis, j'allais courir très tôt. Pour ma grande sortie de la semaine je démarrais à cinq heures. Dans les rues et les bois, j'étais seul, bienheureux. On a toute la journée pour frayer avec ses semblables, et le tête-à-tête avec ce qui nous entoure, qui exige la solitude, est un moment aussi rare que précieux. Mais si, depuis quelque temps, j'avance peu à peu l'heure du départ le dimanche matin, malgré la paresse qui vient avec l'âge, c'est surtout, sans doute, pour me rendre plus invisible.

L'autre bon moment, désormais, c'est la nuit tombée, en hiver dans le Parc. Peu avant sa fermeture à vingt heures, il est quasiment désert, à part quelques coureurs. Ils portent tous une lampe au front. Moi seul ne suis qu'une ombre. On est là-haut tout près du ciel, au-dessus de la ville, en voyant ses lumières en contrebas on se croirait au milieu des étoiles. Et les autres coureurs avec leurs loupiotes en sont aussi, filantes. Si moi je n'ai pas la lumière au front, c'est que je ne fais pas partie de la confrérie, que je ne suis pas encore vraiment au ciel. D'ailleurs, dans quelques minutes, les grilles vont se refermer : il est temps de redescendre parmi les vrais vivants.


La Saintélyion.
Ciel étoilé.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°209 en mars 2021)