TOMBE LA NEIGE...


Il neige !

Ça alors.

Il neige comme autrefois !

La planète se réchauffe, aucun doute, seules les autruches refusent d'y croire. Dans nos jardins suburbains les palmiers pullulent. La neige, on en fait tout doucement son deuil, c'est dans nos souvenirs désormais qu'elle tombe, dans les bédés de notre enfance où les Noëls sont toujours blancs, mais la voilà qui se paie un petit revenez-y. Un baroud d'honneur. Les vieillards ont de ces sursauts. On les connaît : souvent coriaces, et parfois facétieux.

On a vu d'abord, en ce matin de janvier, quelques vagues flocons, hésitants, petite poudre aux yeux, on n'osait y croire mais la revenante s'est obstinée, elle a pris pied lentement, patiemment, et vers midi elle étalait sa couverture blanche sur la ville.

C'est la fête pour tout le monde. Pour les climato-sceptiques d'abord : j'imagine l'un des plus brûlants d'entre eux, Claude Allègre, ricanant et bavant de joie dans son fauteuil roulant, hin hin hin... je l'avais bien dit... le réchauffement c'est des blagues... tandis que Bolsonaro et Trump, penchés sur lui comme le bœuf et l'âne, réchauffent de leur haleine fétide le nouveau-né sauveur, interprété en l'occurrence par un agonisant. La fête aussi pour les enfants, les vrais, qui pourront dire plus tard qu'ils ont vu la neige, et pour nous bien sûr, vieux nostalgiques, heureux et incrédules comme si une fée venue d'un autre temps leur ouvrait une dernière fois les bras. On dirait l'une de ces reconstitutions historiques, où chacun, et la terre en premier, se déguise en vêtements anciens. Ou le tournage d'un film. Ou l'une de ces hallucinations séniles, de ces visions consolantes qui nous arrivent du passé, dit-on, cadeau blanc juste avant le grand néant noir.

La neige, on l'aimait déjà autrefois, sous nos climats du moins où elle a toujours su se faire désirer, puis s'éclipser avant qu'on la juge importune. Moi aussi je l'aimais, même si je l'ai toujours associée au ski — cette horreur qu'on m'imposa deux ou trois fois dans un autre siècle, ces boulets aux pieds, ces chutes et tous ces gens autour qui semblaient adorer ça, est-ce dieu possible —, même si je l'ai toujours préférée vue depuis ma fenêtre, comme ces femmes qui gagnent à être vues plutôt que touchées. Me retrouvant à Montréal pour Noël il y a deux ans, pataugeant dans sa poudreuse ou patinant dans ses verglas du matin au soir, j'avoue que je l'ai parfois traitée d'emmerdeuse, mais aujourd'hui c'est oublié. Nous l'aimons ici plus que jamais. Pour moi, et pour d'autres aussi j'imagine, elle est devenue un vrai personnage. Une femme, oui. Jeune vierge immaculée, comme jadis ? Ou vieillarde chenue ? Les deux à la fois sans doute, et c'est subtilement troublant.

En cette fin après-midi, tandis que la lumière s'éloigne en traînant les pieds, madame neige s'accroche aux pelouses, aux branches nues des arbres, aux toits des voitures qui roupillent le long des trottoirs. Tiens bon petite, courage ma vieille. Ou plutôt non, laisse faire. On annonce le redoux pour demain. Ta venue sera plus enchanteresse encore d'avoir si peu duré. Quant à moi, la nuit venant, il est temps que j'endosse la robe du barde de service, afin de raconter ce que j'ai vu, de faire savoir et de jurer sur l'honneur que pour de bon, le 16 janvier 2021, tu es venue nous faire un signe. Les plus beaux signes étant ceux, comme le tien, dont on ne sait pas ce qu'ils veulent nous dire.


André Franquin, 'Noël et l'Élaoin', 1959
Noël à Champignac


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°208 en février 2021)